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L’œil était dans la tombe – sur Viêt and Nam de Minh Quy Truong

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Viêt et Nam, deux amants dont l’histoire d’amour est aussi une histoire de deuil, celui de la rupture prochaine, avec le départ pour l’Europe de Nam. Viêt Nam, un pays dont l’histoire est hantée par les morts d’une guerre fratricide et dont le présent est en deuil. Viêt / Nam : une fracture profonde, rejouée, diffractée par un montage tant ludique que métaphorique, et peut-être ainsi cicatrisée.

Le 23 octobre 2019, les corps de trente-neuf migrants vietnamiens ont été retrouvés sans vie dans un camion réfrigéré à Essex, au Royaume-Uni. De ce fait divers tragique, point de départ parmi d’autres de sa première fiction, après plusieurs documentaires encore inédits en France, le cinéaste vietnamien Minh Quy Truong a tiré un film-tombeau qui s’ouvre sur une vision souterraine : celle de Viêt (Pham Thanh Hai) et de Nam (Dao Duy Bao Dinh), deux mineurs de charbon qui vivent leur relation amoureuse cachés dans les profondeurs – un amour amer, non pas car il ne peut s’exprimer en public, mais car Nam projette de partir clandestinement en Europe, prêt à laisser son compagnon derrière lui.

Si Viêt et Nam sont donc d’entrée de jeu présentés comme des spectres ou des semi-morts, errant le long de cavités souterraines en forme de catabases, c’est parce que leur histoire d’amour est aussi une histoire de deuil. Il faut dire que le pays qu’ils habitent et représentent métaphoriquement par leurs noms respectifs (bien qu’ils ne soient jamais mentionnés tels quels durant le film) est lui aussi un cimetière géant, abritant les cadavres de soldats morts durant une guerre pas si lointaine, toile de fond du récit qui finira petit à petit par devenir son cœur.

Nam imagine en effet Viêt comme ressemblant à son père disparu durant le conflit. Hoa (Nguyên Thi Nga), la mère de Nam, lui raconte également ses rêves dans lesquels elle aperçoit la silhouette du combattant, tandis qu’un voisin vétéran, Ba (Lê Viêt Tung), ressasse volontiers plusieurs batailles et situations auxquelles il a pris part durant la guerre. Sans parvenir à faire changer d’avis son compagnon quant à son départ, Viêt accompagne alors Nam, Hoa et Ba vers les contrées méridionales du pays, où reposerait la dépouille abandonnée du soldat, passant des sombres décors miniers du Nord aux paysages luxuriants des jungles bordant la frontière cambodgienne.

De prime abord assez nébuleux, le film de Minh Quy Truong s’éclaircit ainsi au gré d’un mouvement ascendant qui consiste à quitter les souterrains pour remonter à la surface, et par là même à naviguer du Nord vers le Sud, rejouant la trajectoire entreprise par le Front de libération du Sud Vietnam entre 1955 et 1975. Avançant à tâtons, le récit intrique à cet endroit deux trajectoires aussi distinctes qu’intimement liées : l’exhumation d’un corps perdu et l’histoire d’amour, teintée d’éléments mélodramatiques, entre deux hommes qui se préparent à se perdre l’un l’autre.

Cette structure bicéphale, parfois assez déroutante, progresse par l’entremise d’une suite de séquences déliées, entre flash-backs, visions étranges et projections mentales qui viennent strier un réel pourtant parfois capté avec une précision quasi documentaire (le quotidien des travailleurs de la mine, les virées en scooter, un après-midi d’orpaillage dans le lit d’un ruisseau, etc.). Car la réalité dépeinte par Minh Quy Truong, inspirée de sa vie passée dans un quartier aujourd’hui démoli, est un présent fondamentalement hanté et empêché, comme une sépulture accueillant dans ses plis les traces d’un passé qui persiste malgré sa disparition.

Viêt et Nam se ressemblent, s’habillent de la même façon et effectuent parfois les mêmes gestes de manière synchronisée – comme s’ils n’étaient, au fond, qu’une seule et même personne que l’on a coupée en deux parties tentant de s’unir à nouveau, à l’image du film et par extension du pays.

C’est ce qu’explicite Nam à Viêt sur le rivage d’une plage aux teintes grisâtres : pour lui, tout ce sable n’est qu’un tas de cendre, « un cimetière de coquillages ». Funeste, le film l’est ouvertement, mais il confond paradoxalement cette dimension mortifère à l’amour charnel que se vouent les deux personnages, comme si leur romance naissait précisément d’une sinistrose généralisée. Viêt and Nam est en vérité un film de mixtion pulsionnelle, au sens freudien du terme, là où pulsions de vie et pulsions de mort s’entrelacent de la même manière que le passé vient en permanence assombrir le présent et lui donner simultanément toute sa saveur et sa substance.

Le souterrain et la surface, la mine et la jungle, le Nord et le Sud, la terre et la mer, l’amour et la mort, l’en-deçà et l’au-delà… du début à la fin de l’intrigue, Minh Quy Truong cultive dans Viêt and Nam une appréhension dialectique du monde. D’où notamment la structure duale du récit, scindé en deux grandes parties entrecoupées, comme chez Bi Gan (Un grand voyage vers la nuit) ou Apichatpong Weerasethakul (Blissfully YoursTropical Malady), de l’apparition du titre au beau milieu du film, lui aussi bipartite (Viêt et Nam).

Il faut envisager la gémellité caractéristique des deux personnages-titre dans cette même optique : Viêt et Nam se ressemblent, s’habillent de la même façon et effectuent parfois les mêmes gestes de manière synchronisée – comme s’ils n’étaient, au fond, qu’une seule et même personne que l’on a coupée en deux parties tentant de s’unir à nouveau, à l’image du film et par extension du pays. Lorsque les deux hommes se tiennent devant une glace pour enlever les traces de charbon qui recouvrent leur visage, le miroir se tient ainsi autant devant eux qu’entre eux deux.

La part ludique du film se trouve à cet endroit, dans les jeux de comparaison et d’équivalence auxquels il invite, et permet d’esquisser une logique assez nette dans l’avancée pourtant opaque du récit, assemblage troublant de scènes de labeur, de sexe et d’errance où il est souvent difficile de se repérer. Peu importe ce que l’on voit : chaque scène répond et fait écho à une autre, par opposition ou par association d’idées. Que ce soit dans les souterrains de la mine ou dans le lit boueux d’une rivière, les mêmes particules dorées émergent par exemple du noir à la manière de lueurs spirites.

Cette dialectique fondamentale se retrouve dans la mise en scène de Truong, qui oscille selon les séquences entre, d’un côté, un réalisme contemplatif et hypnotique, tout en plans longs permettant d’observer à distance les gestes et de ressentir le temps qui passe, et, de l’autre, un style davantage expressionniste voire surréaliste, plus tranchant et perturbant, lorsque les rêves finissent par rattraper les personnages dans la seconde partie de l’intrigue. Comme dans ses documentaires, eux aussi déjà teintés d’éléments de fiction et de fantastique, Truong épouse les deux versants du cinéma moderne – la contemplation et la stylisation – sans jamais vraiment trancher en faveur de l’un ou de l’autre.

Assez insaisissable, le film navigue dès lors entre plusieurs formes. Mais sa nature hétérogène fait ressortir, par contraste, une poésie spectrale commune à chaque séquence, selon laquelle le monde des vivants et celui de mort ne constituent qu’un seul et même espace unifié. Au Vietnam comme dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est, le culte des ancêtres est une pratique rituelle visant à rendre hommage et à effectuer des offrandes, sur des autels consacrés, aux défunts qui continuent de partager le foyer familial même après leur mort. Les morts cohabitent avec les vivants, et ce qui les distingue ne tient qu’à une simple question de visibilité.

C’est ce qu’illustre une scène qui, dans l’économie du récit, paraît tout à fait anecdotique. Au début du film, Nam se rend à un moment chez l’une de ses tantes dont la progéniture a connu, contrairement à lui, la réussite économique en étant partie travailler à l’étranger. À peine installée dans une luxueuse maison dont les travaux ne sont même pas encore achevés, elle discute avec le jeune homme sur une terrasse où se trouve déjà un grand autel des ancêtres, sur lequel elle a déposé des victuailles diverses afin d’obtenir la protection de ses aïeuls.

Sans en faire un sujet de conversation, la scène montre au centre du plan la place primordiale accordée aux défunts, de sorte que l’ensemble du film semble être en permanence animé par cette coexistence avec la mort et par le devenir spectral du vivant. Une perspective que l’on retrouve à plusieurs endroits : lors du bordage d’un lit qui ressemble à la préparation d’un linceul, dans les scènes tournées au sein de musées militaires jonchés d’ossements humains ou dans une séquence de chamanisme qui constitue, sans doute, la scène la plus marquante du film.

Celle-ci intervient dans la seconde partie du récit, au moment où Nam, Viêt, Hoa et Ba se trouvent au Sud du pays. Alors que le groupe se rapproche de la dépouille du père tombé au combat, il tombe sur une cérémonie chamanique où une voyante prétend pouvoir trouver l’endroit où a été enterré le corps d’un soldat. Au bout d’un rituel théâtral qui aura vu la voyante rejouer la mort du combattant, celle-ci finit par mettre les mains dans la terre au milieu d’un trou creusé dans la jungle. « La chair est devenue de la terre noire », annonce-t-elle au moment de retirer des restes humains noircis par le temps.

L’ensemble des dynamiques qui nourrissent le film s’y retrouvent alors : le re-enactment (rejeu) de la guerre pour en exorciser les démons, les morts qui se transforment en terre malléable, les trous que l’on creuse pour exhumer un passé au risque de s’y perdre soi-même, etc. Si Viêt and Nam a été censuré au Vietnam en amont de sa présentation au dernier Festival de Cannes, ce n’est ainsi pas tant pour ses scènes de sexe homosexuel que pour ces visions noires et funèbres qui mettent en lumière des plaies encore béantes vis-à-vis du conflit ayant traversé le pays pendant plusieurs décennies.

Bien qu’il l’ait déjà abordé dans Death of Soldier en 2020, un film de found footage constitué d’images de propagande réalisées par le gouvernement, le film de Minh Quy Truong est à cet égard assez unique, dans la mesure où le cinéma d’auteur vietnamien n’évoque que très peu frontalement l’épineux sujet de la guerre. Dans L’Arbre aux papillons d’or, coup d’éclat de Pham Thiên Ân sorti l’an dernier et lauréat de la Caméra d’or à Cannes en 2023, la guerre était par exemple mentionnée au seul détour d’une séquence d’errance éthérée, au gré d’un monologue tenu par vétéran du Sud Vietnam auprès du personnage principal, dont les préoccupations restaient ailleurs (du côté de la foi).

Si les deux films restent très différents, ils partagent toutefois une esthétique et un imaginaire assez voisins, inspirés entre autres du cinéma spirituel – et boueux – d’Andreï Tarkovski. On y reconnaît une même ouverture à la fragmentation de l’espace et à la nature élastique d’un réel évanescent, qui nous échappe à chaque fois que l’on pense en saisir enfin la texture. La mélancolie qui traverse Viêt and Nam est de cet ordre-là : plus les personnages s’approchent de leur objectif (que ce soit le départ de Nam vers l’Europe ou le lieu où reposerait, selon les rêves de Hoa, la dépouille du père défunt), plus le film se disloque à la manière d’une roche minière morcelée par des coups de pioche.

Il faut voir, pour s’en convaincre, cette scène de séparation – pure séquence de mélodrame – où Nam annonce à Viêt qu’il s’apprête à quitter le pays, et par conséquent à le quitter lui aussi. Les sentiments heurtés des personnages guident ici la forme d’un montage qui insère, à un plan large et fixe montrant en plongée les deux hommes s’éloigner l’un de l’autre, une série de visions fugaces. On y voit tantôt Nam préparer son passeport dans un bâtiment administratif, tantôt les deux amants rouler à vive allure sur un scooter qui achèvera sa course dans l’océan Pacifique, avant de retrouver ensuite le plan en plongée où les deux personnages, après s’être écartés, se rapprochent une dernière fois pour s’enlacer.

Drame noir et romantique, mais aussi métaphore sur l’histoire hantée d’un pays meurtri, Viêt and Nam n’est ainsi jamais meilleur que lorsqu’il combine ce type de visions évocatoires et surréalistes à des scènes dont la dimension dramatique repose sur un rapport matériel à l’espace : deux corps qui s’éloignent puis se retrouvent au milieu des rochers, une main qui extrait de la chair putréfiée depuis les entrailles d’une terre abîmée, une file de migrants qui entrent dans le noir absolu d’un conteneur en forme de nécropole…

Car pour se défaire des traumatismes d’une guerre et des traces qui continuent de recouvrir le présent d’un voile de noirceur, peut-être faut-il commencer par regarder dans la tombe. Quitte à échanger avec des fantômes.

Viêt and Nam de Minh Quy Truong, en salles le mercredi 25 septembre

Par Corentin Lê – AOC.media – 24 septembre 2024

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