« Personne ne me nourrira à la fin de la journée »
A la question « à quand remonte votre dernier client ? », Aye* réfléchit quelques secondes avant de répondre. « Je ne me souviens plus exactement, mais peut-être aux alentours de début août ».
A ses côtés, Khin Khin* et Hla Myint* hochent le menton. La première n’a pas travaillé depuis le 25 août, et la deuxième, le 20 août. La faute à la pandémie de Covid 19 qui, depuis son apparition en Birmanie fin mars, vide les rues de Yangon.
Lors de la première vague de contaminations, le pays n’enregistre que quelques centaines de cas, mais la peur paralyse les habitants, le gouvernement impose un confinement doublé d’un couvre-feu à Yangon, et les trois amies n’ont plus aucun client. En Juillet et en Août, alors que le pays se félicite de sa capacité à limiter la propagation du virus, et sans nouvelle contamination locale depuis plusieurs semaines, l’activité reprend, lentement. Et puis, à la mi-août, les chiffres explosent. En deux mois, le Covid 19 touche plus de 47,000 personnes, et fait 1,147 victimes. A l’image de tous les pays du monde impactés par la pandémie, les hôpitaux sont débordés, les centres de quarantaine envahissent les écoles – fermées depuis mars – et les salles de conférences inutilisées, et les actions – souvent privées – d’aide aux plus démunis se multiplient.
La prostitution est illégale en Birmanie
Pour Hla Myint, 37 ans, Khin Khin, 38 ans, et Aye, 35 ans, le plus vieux métier du monde fait partie des secteurs les plus impactés par le Covid 19. Avec l’interdiction de circuler sauf autorisation expresse, la fermeture des restaurants, bars, salons de massage et karaokés, et la peur d’être contaminé en sortant de chez soi, les rues de la capitale économique du pays sont désertées par les habitants, potentiels clients ou non. Les trois femmes sont travailleuses du sexe à Yangon. Elles se sont rencontrées grâce à l’organisation Sex Workers in Myanmar (SWIM) au fil des années.
SWIM a été fondée par Hnin Hnin Yu, 48 ans, ex-travailleuse du sexe. Après avoir découvert sa séropositivité en 2004 et fait un an de prison pour prostitution en 2006, cette mère de trois enfants décide de changer de vie. Elle part à la rencontre d’organisations humanitaires comme Alliance Myanmar ou Myanmar Positive Group, et travaille comme consultante. En 2009, avec plusieurs autres travailleuses du sexe, elle crée Shwe Nyi Ma (Golden Sister), qui deviendra SWIM.
L’objectif de l’organisation est simple en théorie mais compliqué en pratique pour une raison simple : la prostitution est illégale en Birmanie, quoi que très répandue avec une estimation par Onusida de plus de 66 000 personnes pratiquant ce travail dans le pays. Les volontaires de SWIM vont à la rencontre des travailleuses du sexe pour leur fournir soutien légal, financier et sanitaire, en prévention ou en solution. VIH, maladies sexuellement transmissibles, assistance psychologique, conseils pour éviter la prison ou en sortir, soutien financier et médical : « On les aide gratuitement », explique Hnin Hnin Yu. « On leur donne aussi des formations liées aux droits humains, aux aides juridiques et à la violence sexiste ». SWIM estime venir en aide à 5 000 travailleuses du sexe à Yangon, et se finance grâce à quelques partenaires et aux donations, comme celle de l’association Food Not Bombs venue ce jour-là offrir 30 kilos de riz blanc et de l’argent liquide.
7 000 kyats (4,5 euros) la passe
En plus de ses activités de travailleuse du sexe, Khin Khin est volontaire de SWIM depuis quatre ans. « J’allais au TOP Center [une organisation non-gouvernementale d’aide aux personnes marginalisées] pour faire des tests sanguins. Et j’ai entendu parler de SWIM et de l’aide que l’organisation apportait aux travailleuses du sexe. Depuis mars, nous avons reçu des cartes pour faire nos courses, d’un montant de 25 000 kyats, à raison d’une carte par mois ». SWIM fournit également préservatifs, gels lubrifiants et prospectus sur les dangers du Covid 19. Mais l’association a ses limites et ne peut remplacer la principale source de revenus de ces mères de famille.
Avant la pandémie, Hla Myint avait pour habitude de partir de chez elle vers 10 heures du matin pour aller travailler dans le quartier de Thanlyin, à l’ouest de Yangon. Une routine depuis près de 20 ans. Après une heure de transport en commun, elle arrivait à l’arrêt de bus du quartier de Tamwe pour y retrouver sept autres collègues, dont Aye. Sa journée de travail s’achevait vers 16 ou 17 heures. En moyenne, Hla Myint avait entre deux et quatre clients par jour. A raison de 7 000 kyats par passe (l’équivalent de 4,5 euros), Hla Myint ramenait chez elle entre 300 000 et 600 000 kyats (entre 200 et 400 euros) chaque mois. Un salaire dans la moyenne basse en Birmanie, qu’elle complétait par quelques rares passes de nuit, payées 30 000 kyats. L’argent sert à nourrir sa fille et son fils, âgés de 10 et 8 ans, à payer le loyer, mais aussi les frais de garde assurés par sa voisine. « C’est un soulagement que les écoles soient fermées », ajoute-t-elle, puisque les frais de scolarité lui reviennent plus cher que les frais de garde.
Khin Khin précise, « même nos clients réguliers nous appellent pour annuler ». Khin Khin travaille au croisement de Thamine, dans le nord de la ville. Elle n’indique jamais de prix à ses clients, mais ces derniers lui donnent en général entre 5 000 et 20 000 kyats par passe. Désormais « ils ont peur d’être contaminés par le virus », explique-t-elle. D’ordinaire, Khin Khin attends ses clients dans un « tea shop », ces restaurants locaux qui servent des plats traditionnels birmans à bas coût. Depuis mars, les tea shops sont fermés et ne font plus que de la vente à emporter. Parfois, Khin Khin croise certains de ses clients réguliers sur le chemin de leur travail. Ces habitués la soutiennent par une aumône de 1 000 à 1 500 kyats.
Impossible pour ces femmes de révéler leur véritable travail à leur entourage
La précarité du métier pousse les travailleuses à accepter quelques clients sans préservatif et à partir en quête d’une clientèle plus riche, quitte à braver le danger. Khin Khin en a fait l’expérience dans une rue entre Nawaday Street et Shwedagon Pagoda Road, dans un quartier fréquenté près du centre-ville : « J’ai essayé deux ou trois fois mais à chaque fois que j’y vais, les clients sont très insistants et peuvent même t’attraper les mains pour t’avoir gratuitement. A chaque fois, j’abandonne et je rentre chez moi ». Elle n’est donc pas retournée dans cette zone depuis, même si sa situation ne s’est guère améliorée.
Et si Hla Myint a la chance de ne pas avoir de famille à nourrir, ce n’est pas le cas pour Khin Khin. Son fils de 16 ans, sa fille de 13 ans, son père et sa tante vivent avec elle. « Je n’ai pas à soutenir ma tante, elle vend du mohinga [petit déjeuner traditionnel] par elle-même. Mais je suis la seule à nourrir ma famille. Quand je n’arrive pas à gagner d’argent, j’en emprunte à ma tante. Même si elle ne gagne que 3 000 kyats [deux euros] pendant sa vente du matin », explique Khin Khin.
Impossible pour ces trois femmes de révéler leur véritable travail à leur entourage. « Je dis à mon père et à ma tante que je travaille dans le marketing », raconte Khin Khin avec un sourire en coin. De préférence dans une usine qu’elle n’a jamais nommée, et loin de son quartier, afin d’être sûre de ne pas recevoir de visites. « Ma famille vient de petits villages, ils sont naïfs. Ils croient ce que je leur raconte et ne me posent pas vraiment de questions », continue-t-elle. Parfois, certains de ses voisins la voient aller et venir avec des clients et Khin Khin se justifie en expliquant faire des livraisons pour son service marketing.
« Mes parents me tueraient s’ils apprenaient ce que je fais »
« Mes parents me tueraient s’ils apprenaient ce que je fais », raconte Hla Myint. Quand elle doit faire des passes de nuit, elle dit à ses voisins qu’elle part en voyage d’entreprise. Les propriétaires de leurs maisons pourraient refuser de louer à des prostituées, un stigma très fort en Birmanie, où la location à une femme non mariée est vue d’un très mauvais œil. Ce mensonge quotidien éloigne ces trois femmes des aides gouvernementales mises en place durant le premier confinement. Alors que quelques nouveaux chômeurs ont pu bénéficier de donations de riz ou d’argent à Yangon, Aye, Khin Khin et Hla Myint en ont été exclues. « Ils ne nous donnent rien parce qu’ils pensent que nous avons un travail », explique Khin Khin. Non identifiées comme ayant perdu leur emploi, elles sont invisibles pour le gouvernement local.
Aye, qui subvient aux besoins de sa mère et de son fils de 13 ans, prétend travailler dans un restaurant. Comme ses deux collègues, elle n’a aucun argent de côté, et doit emprunter auprès de prêteurs, de voisins ou de boutiques d’alimentation de sa rue. Riz, poisson séché et œufs sont complétés grâce aux cartes mensuelles de 25 000 kyats fournies par SWIM. Khin Khin, elle, n’arrive plus à rembourser son prêt de 250 000 kyats depuis juin. Or, chaque mois, elle doit verser 50 000 kyats d’intérêts.
L’apparition de nouvelles jeunes femmes sur les lieux de travail des trois amies ont soulevé quelques soucis. « Quand les usines ont fermé pendant la première vague du Covid, de jeunes ouvrières des usines de manufacture de vêtement sont arrivées. Je travaille depuis longtemps donc je sais certaines choses. Mais ces nouvelles filles sont naïves et elles ne connaissent rien. Alors elles se font arrêter par les informateurs [de la police] », explique Khin Khin. Qui a assisté à l’arrestation de quatre ou cinq de ces nouvelles « mais il y en a sûrement plus ailleurs que dans mon entourage », conclut-elle.
La prison, une menace perpétuelle
Khin Khin reprend après quelques instants de réflexion. « Laissez-moi vous raconter quelque chose qui me fait vraiment mal au cœur. Il y a sept ou huit ans, j’ai été arrêtée. Je ne pouvais même pas dire à ma famille que j’avais été arrêtée. Emprisonnée à la prison d’Insein [à Yangon] pendant une semaine, je ne pouvais pas mentir à ma famille comme je le fais d’habitude quand je suis en passe de nuit. Mes collègues ont appris que j’avais été arrêtée. Elles sont allées voir ma famille pour leur dire que j’étais partie en voyage d’affaires urgent. Elles ont même payé ma caution de 30 000 kyats à la police. Elles ont dû emprunter de l’argent à nos clients réguliers. A l’époque, 30 000 kyats, ça n’était pas une petite somme ! »
La prison est une menace perpétuelle qui accompagne les travailleuses du sexe. La Loi pour la Suppression de la Prostitution, promulguée en 1949, pénalise essentiellement les femmes travailleuses du sexe plutôt que les hommes, mais la section 377 du Code Pénal punit la sodomie, qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle. La peine encourue peut aller jusqu’à la prison à vie.
La relation entre les travailleuses du sexe et la police s’apprend. « Si tu es nouvelle [dans le métier], la police t’arrêtera. Parce que tu ne sais pas que tu es censée les soudoyer », explique Hla Myint. Au croisement de Thamine, la police du quartier connaît bien Khin Khin. « Nous devons leur donner 2 000 ou 3 000 kyats chaque jour pour qu’ils nous préviennent quand ils sont en mission de contrôle ». Parfois, les officiers demanderont une passe gratuite ou à prix réduit à la place du pot-de-vin. Les trois jeunes femmes en ont fait plusieurs fois l’expérience. « Nous avons des réguliers au sein de la police. Ils viennent souvent parce qu’ils n’ont pas besoin de payer », explique Hla Myint. Les trois femmes connaissent les visages des policiers car les uniformes restent au placard lorsqu’ils viennent demander leur passe ou récupérer leur pot de vin.
Aucun recours juridique n’est possible en cas de viol
Mais deux angles morts fragilisent cette routine : les informateurs et les agents de police affectés au poste du canton. La faute aux quotas minimum d’arrestations pour prostitution à enregistrer chaque année. Hla Myint de préciser : « Les informateurs de la police nous emmènent dans une pension et agissent comme des clients, couchent avec nous, et nous donnent de l’argent. Mais ils nous payent avec des billets dont ils ont enregistré les numéros de série. Ils en informent la police qui vient nous contrôler et utilise l’argent comme preuve ».
La Loi pour la Suppression de la Prostitution est la raison pour laquelle Hla Myint n’est pas allée voir la police lorsqu’elle s’est faite violer par trois hommes, en juillet 2016. Une expérience qu’elle raconte d’une voix posée, sans émotions. « C’était la saison des pluies. Un client m’a emmenée dans un entrepôt où deux autres hommes attendaient ». Après coup, impossible de porter plainte, la Loi n’acceptant aucune excuse. « Même si j’allais porter plainte à la police, ils m’auraient arrêtée en premier. J’étais tellement en colère », conclut-elle. C’est en parlant de ce viol à ses amies que Hla Myint a connu SWIM. Elle y a trouvé du soutien psychologique et financier. Et l’histoire s’est arrêtée là. « Je ne sais rien [de l’homme qui m’a emmenée]. Je ne sais pas où il vit ». Aucun recours juridique n’étant possible, Hla Myint est retournée travailler.
Un cadre légal si contraignant, loin d’empêcher l’arrivée sur le marché de nouvelles recrues crée plutôt des conditions de travail dangereuses, d’après Hnin Hnin Yu. Depuis 2013, la présidente de SWIM espère voir promulgué un amendement à la Loi pour la Suppression de la Prostitution, en collaboration avec le Ministère de la Protection Sociale. Le projet n’a pas encore été présenté au Parlement national. Cependant, le combat juridique devra se mener à l’encontre des mentalités, dans un pays à plus de 85% bouddhiste. D’après Khin Khin, les perceptions du public se divisent aujourd’hui en deux parties : l’influence des nombreuses ONG qui gravitent autour des travailleur.ses du sexe permet de changer lentement la perception de ce travail auprès d’une population grandissante, qui comprend de mieux en mieux les contraintes personnelles et financières poussant une femme à choisir cette voie ; et ceux qui ne peuvent pas accepter l’existence d’un tel métier dans un pays aussi religieux. Khin Khin les surnommes « conservateurs ». « Quand ces gens veulent décrire une mauvaise attitude ou insulter quelqu’un, ils utilisent le mot « phar the » [argot pour « prostituée, pute » en birman] ». Aye partage cette vision. D’après elle, le regard que lui jettent les femmes qu’elle croise quand elle travaille à l’arrêt de bus est sans équivoque.
Mauvais karma et prostitution
Lorsque nous leur demandons si elles sont bouddhistes, les trois femmes hochent la tête avec vigueur. Khin Khin prend alors la parole pour expliquer que les prostituées existent depuis l’âge de Bouddha, vers 500 av. J-C. « Il y avait une nonne bouddhiste à l’époque de Bouddha. Un jour, elle a craché au sol et un peu de sa salive a été projetée sur une personne qui travaillait à côté. Cette personne ne savait pas qui avait craché et a dit ‘quelle est la prostituée qui a fait ça ?’ Cette personne est devenue une prostituée dans sa vie suivante. Elle avait insulté verbalement une nonne », raconte-t-elle.
Khin Khin était mariée avant de devenir travailleuse du sexe. Son mari allait souvent rendre visite à un ami, lui-même beau-frère d’une travailleuse du sexe. Jalouse, Khin Khin accusait son mari de la tromper. A 19 ans, elle divorce, et devient travailleuse du sexe à 24 ans. « J’étais très irrespectueuse. Le mauvais karma que j’ai accumulé n’a pas attendu ma prochaine vie [pour m’affecter] », explique-t-elle. La notion de karma est très présente dans la religion bouddhiste : « D’après les enseignements de Bouddha, si tu as fait quelque chose de mal, il te sera fait quelque chose de mal », raconte Aye, « et si tu fais du bien, tu recevras du bien. Je pense que j’ai fait quelque chose de mal dans ma vie précédente et que je dois rembourser ma dette dans cette vie ». Le harcèlement verbal pourrait être l’une de ces violations de préceptes. Hla Myint, elle, pense plutôt avoir été un homme dans sa vie antérieure, et avoir commis une offense sexuelle envers une femme. Khin Khin et Aye, dépitées, haussent les épaules.
Devenir indifférente
« Personne ne me nourrira à la fin de la journée. Je travaille et je mange. C’est ma philosophie. Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent, tout se perdra dans le vent », raconte Khin Khin. Et Aye acquiesce. Dans son quartier, quelques voisins soupçonnent la nature de son métier. « Je suis la seule à travailler dans ma famille et je suis une femme. Les gens parleront toujours dans mon dos pour savoir si je fais un travail ‘honnête’. Je le sais, mais je ne les regarde pas et je m’en fiche. Je mène ma propre vie. »
Hla Myint, en revanche, n’a pas encore l’indifférence de ses deux amies. « Quand je suis triste, je dois pleurer seule. Alors je viens au bureau [de SWIM]. Tout le monde ici à la même vie que moi. Quand je vais travailler à l’arrêt de bus, je rencontre d’autres amies qui ont la même vie que moi. Elles sont comme des sœurs pour moi. Nous pleurons et rions ensemble parce que nous ne pouvons pas le faire avec nos familles », conclut-elle.
*Les patronymes ont été modifiés.
Par Ludivine Roux – Lepetitjournal.com – 12 Novembre 2020
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