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Shwe Kokko, la ville des casinos à gogo

Dans l’État Kayin, une nouvelle ville sort de terre. Shwe Kokko, puisque tel est son nom, s’étendra sur 120 km².

Jason Tower, membre de l’organisation non gouvernementale (ONG) United States Institute of Peace (USIP) déclarait en octobre dernier au quotidien suisse Le Temps que « plusieurs structures sont déjà sorties de terre, notamment un hôtel [ndlr : avec 1 200 chambres], et une trentaine d’entreprises y sont déjà installées ». Mais Shwe Kokko est encore loin de ressembler à une « vraie » ville, comme le déplore Jason Tower, qui constate que la plupart des bâtiments sont en fait des casinos en ligne, dont trois sont déjà opérationnels : « Ce ne sont guère plus que des hangars remplis de Chinois face à des ordinateurs qui recrutent des clients en Chine continentale ».

Derrière cette Las Vegas de la jungle, la holding sino-birmane Myanmar Yatai International, formée du groupe chinois Jilin Yatai, opérant notamment dans le BTP, et de la Border Guard Force (BGF), une milice locale qui est soutenue et encadrée par l’armée régulière birmane – la Tatmadaw – et qui compte parmi ses membres des anciens de la Democratic Karen Buddhist Army (DKBA). Cette co-entreprise est détenue à 80% par Jilin Yatai et à 20% par Chit Lin Myaing Company, une entreprise rattachée à la BGF.

« La majorité des ouvriers et des résidents de cette nouvelle ville sont Chinois, ce qui signifie que la population locale n’en a guère bénéficié jusqu’ici. Au contraire, elle s’est fait confisquer ses terres et n’a que peu ou pas été compensée », souligne Tom Kramer, de l’organisation de la société civile (OSC) Transnational Institute. La population locale, à majorité karen, dénonce cet accaparement de terres et de manière plus générale le manque de transparence du projet. Par exemple, au début de l’année 2020, deux journalistes ont été détenus et « physiquement secoués » par des membres de la BGF alors qu’ils prenaient simplement des photos des casinos. « Nous avons entendu parler des casinos, de crimes et d’autres choses, mais cette zone ne nous est pas accessible. C’est le principal problème », affirme le député de la ville toute proche de Myawaddy.

Des transactions en crypto-monnaie, donc anonymes et intraçables

Dans un rapport, l’OSC Karen Peace Support Network ne reste pas aussi diplomatique et affirme que le projet de Shwe Kokko « ne servira que les intérêts des mafias transnationales des jeux d’argent et des militaires au pouvoir en Birmanie ». Son porte-parole a d’ailleurs déclaré qu’il « ne fait aucun doute qu’avant le lancement du projet, les investisseurs ont conclu une entente avec des hauts dirigeants de Nay Pyi Taw, comprenant des pots-de-vin conséquents ». Une affirmation de corruption qui ne repose cependant sur aucune preuve tangible à ce jour.

Myanmar Yatai International déclare officiellement avoir alloué 15 milliards de dollars étasuniens (de l’ordre de 12 milliards d’euros) à la construction de Shwe Kokko. Dans la ville, les transactions sont effectuées à l’aide de la crypto-monnaie du groupe singapourien Building Cities Beyond Blockchain. Cette technologie préserve la confidentialité des usagers lors des transferts d’argent. Les jeux d’argent étant interdits, la pratique a ses avantages. « L’État birman n’intervient guère dans cette région semi-autonome et comme celle-ci dispose désormais de sa propre crypto-monnaie, les joueurs chinois peuvent y effectuer des paris sans se faire prendre par l’État chinois », explique Jason Tower. Sur le papier, la ville devrait également comprendre des supermarchés, un aéroport, un poste de police, une zone industrielle, ou encore des dépôts de marchandises. Mais certains de ces projets ont déjà été abandonnés. C’est le cas de l’aéroport, trop proche de celui de Mae Sot en Thaïlande.

« Shwe Kokko pourrait déclencher un conflit armé et briser les fragiles trêves locales »

Bien que, comme le souligne un haut responsable du gouvernement, « les casinos ne sont actuellement pas autorisés dans la région de Shwe Kokko », la construction de la ville a commencé en 2017 et devrait s’achever en 2027. En 2018, la Commission de contrôle des investissements a approuvé 22,5 millions de dollars (quelque 18 millions d’euros) d’investissement pour ce projet, le tout sous le contrôle de la BGF en sa qualité de force supplétive de l’armée régulière birmane.

À l’origine, la zone était contrôlée par la Karen National Union (KNU), mais cette milice rebelle en a été délogée par la Tatmadaw et la BGF. Shwe Kokko est alors devenu le quartier général de cette dernière. Ce même député de Myawaddy explique que « tous les points de contrôle de sécurité à Myawaddy sont sous l’égide de ce groupe armé. La question est donc de savoir qui le contrôle lui, ce groupe armé ? Il n’est pas facile ici de résoudre tous les problèmes en douceur conformément à la loi ». L’International Crisis Group (ICG), basé à Bruxelles, met en garde : « Le projet suscite un profond mécontentement de la population locale, ce qui inquiète les groupes armés. Shwe Kokko pourrait déclencher un conflit armé et briser la fragile trêve entre les différents groupes armés karens ».

Face à un durcissement au Cambodge, les casinos chinois se ruent sur la Birmanie

Selon Myanmar Yatai International, le projet de Shwe Kokko s’inscrit dans celui plus large dit des « nouvelles routes de la soie ». Une affirmation toutefois démentie par l’ambassade de Chine en Birmanie et par Nay Pyi Taw elle-même. Des démentis officiels qui n’empêchent pas Myanmar Yatai International de continuer à soutenir cette position, tout en nuançant la formulation : « Ce projet n’est pas le fait du gouvernement chinois, mais il reste au service des nouvelles routes de la soie ». À la fin de l’année 2019, la BGF affirmait que le projet était suspendu en raison d’une violation des lois sur les investissements. Mais peu après, des articles de presse et des rapports d’organisations militantes dévoilaient qu’en réalité le projet poursuivait tranquillement son cours. En juin 2020, le gouvernement a créé une cellule d’enquête sur Shwe Kokko…

L’implantation d’entreprises chinoises de casinos en ligne n’est pas nouvelle. Elle a même un nom : bocai. Ce qui signifie « ferme à épinards », bocai signifiant en mandarin à la fois épinards et jeux d’argents. Car depuis 2005, le gouvernement chinois a officiellement dans son viseur les entreprises de jeux d’argent, interdites dans le pays… mais si nombreuses ailleurs. Les maisons de jeu se sont en effet déplacées dans des pays d’accueil, notamment le Cambodge, la Malaisie, ou encore le Laos. Autant de pays pour qui les bénéfices ne sont pas à la hauteur des attentes, l’implantation de ce genre d’entreprises entraînant souvent un regain de violences et aussi des tensions avec les populations locales. Ainsi, depuis août 2020, le Cambodge a annoncé qu’il ne délivrerait plus de permis aux casinos chinois. La bagatelle de 10 000 opérateurs chinois a donc quitté la ville cambodgienne de Sihanoukville… dont une bonne partie est semble-t-il venue s’installer en Birmanie, selon l’USIP.

Par Julia Guinamard – Lepetitjournal.com – 28 Décembre 2020

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