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« En Birmanie, la société a évolué à vitesse grand V, pas l’armée »

La junte militaire accentue la pression sur les manifestants en Birmanie, six semaines après le coup d’Etat. Invitée dans Géopolitis, la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher craint une sortie de crise par la violence, comme en 1988.

L’histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement en Birmanie? Le coup d’Etat orchestré par l’armée le 1er février a en tout cas eu l’effet d’une douche froide pour tous ceux et celles qui croyaient la transition démocratique acquise.

Cheffe du gouvernement de facto depuis 2016, Aung San Suu Kyi avait, pensait-on, dompté les militaires. Le succès de la Ligne nationale pour la démocratie (LND), son parti, lors des élections de novembre 2020, semblait confirmer son autorité, lui garantissant la majorité des sièges au Parlement. Mais c’est justement ce plébiscite qui a déplu à la junte. Non contente de dénoncer un résultat « truqué », elle a organisé un putsch pour reprendre le pouvoir le jour même où le nouveau Parlement devait entrer en fonction.

« Il y a eu un malentendu: l’armée n’a jamais envisagé une transition démocratique. Elle a envisagé une transition politique, ce qui est fort différent. La transition politique se transformant sous le la direction d’Aung San Suu Kyi en transition démocratique, elle a décidé d’agir pour arrêter le processus avant que celui-ci ne lui échappe complètement », explique Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse au Centre Asie à l’Institut français des relations internationales (Ifri).

Le « pari » de l’armée

Forte de ce nouveau succès, Aung San Suu Kyi avait l’intention de discuter trois articles constitutionnels qui -jusqu’ici- garantissaient aux militaires trois ministères clés, un droit de veto et 25 % de sièges du Parlement. Autrement dit, celle qui fut nommée prix Nobel de la paix en 1991 pour son combat pour la démocratie en Birmanie s’apprêtait à donner un sérieux coup de griffe aux privilèges que la junte s’était assurés pour rester maîtresse du processus politique.

Il est très probable que l’armée empêche Aung San Suu Kyi d’assurer à nouveau des fonctions politiques – Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse à l’Ifri

En organisant un putsch et en plaçant Aung San Suu Kyi en résidence surveillée, l’armée a voulu montrer ses muscles. « L’armée acceptera sans doute de maintenir la LND, mais elle refusera de garder Aung San Suu Kyi à sa tête. Son pari est que la LND ne survivra pas, ou survivra difficilement, sans elle », souligne Sophie Boisseau du Rocher.

Car à 75 ans, la leader historique de l’opposition en Birmanie représente encore une menace, relève la chercheuse. A ceci près qu’elle a assez peu partagé le pouvoir et n’a pas vraiment préparé sa succession, ce qui n’a pas échappé aux militaires.

Une jeunesse mobilisée

Les manifestations nombreuses, rassemblant des dizaines de milliers de Birmanes et Birmans, démontrent cependant qu’il faudra davantage qu’un putsch et l’arrestation d’Aung San Suu Kyi pour faire accepter un retour en arrière à la population. « L’engagement politique des jeunes aujourd’hui montre précisément le décalage entre une société qui a évolué à vitesse grand V depuis dix ans et une armée  qui n’a pas véritablement suivi le mouvement, en Birmanie comme en Thaïlande d’ailleurs. Il y a ce décalage qu’essaient d’exploiter aujourd’hui les jeunes et l’ensemble d’ailleurs de la société birmane », analyse Sophie Boisseau du Rocher.

Comme dans d’autres pays du Sud-Est asiatique, déguisements inspirés des mangas, slogans chocs et symboles issus de la pop culture sont apparus dans les rues birmanes dès les premiers jours de la contestation. A travers les réseaux sociaux, le monde entier peut suivre en direct le mouvement de désobéissance civile qui s’est installé à Rangoun et dans d’autres villes du pays.

C’est ainsi notamment que la mort d’une jeune femme tuée par la junte – surnommée Ange – est devenue le symbole de la lutte contre la junte. Quant au slogan sur son t-shir « Everything will be ok » (« Tout ira bien »), il sert désormais d’encouragements aux milliers de personnes qui continuent à braver les forces de l’ordre, alors que le bilan de la répression s’élevait jeudi à au moins 70 morts et à plus de 2000 arrestations « illégales », selon l’ONU.

Le levier économique

Comme à Hong Kong ou Bangkok, la censure et les coupures d’internet cèdent le pas aux tirs de l’armée. De quoi laisser présager une fin sanglante. « En 1988, la répression n’avait pas eu lieu du jour au lendemain. Il avait fallu plusieurs semaines avant que l’armée, exaspérée, intervienne », rappelle la chercheuse de l’Ifri. A l’époque, près de 3000 personnes avaient trouvé la mort. Or, depuis début mars, la répression se renforce. Dans la nuit de mardi à mercredi, des cheminots ont par exemple été délogés de l’endroit où ils siégeaient pour bloquer un train, des étudiants aussi. Les arrestations se multiplient.

« Maintenant, la réflexion que nous devons mener, c’est de savoir comment la communauté internationale peut aider pour éviter un bain de sang », estime Sophie Boisseau du Rocher. L’armée ayant déjà dit qu’elle n’avait que faire des sanctions, condamnations et autres injonctions occidentales, la chercheuse appelle plutôt à une mobilisation régionale. « L’Indonésie pourrait amener les militaires à progressivement reconnaître que ce coup-là était le coup de trop, qu’ils n’avaient pas suffisamment considéré les évolutions sociétales », détaille-t-elle.

Face aux appels à boycotter les produits issus d’entreprises sous contrôle de la junte militaire, le coût économique pourrait entrer en ligne de compte. La Chine et la Russie, qui entretiennent des liens étroits avec l’armée birmane, ont appelé jeudi à l’ONU à des mesures en faveur d’une réconciliation, tout en invoquant le principe de non-ingérence dans des affaires internes. Par souci de préserver des intérêts financiers plus que pour défendre la démocratie.

Par Juliette Galeazzi – Radio Télévision Suisse – 13 mars 2021

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