Le dragon prêt à rugir
Emmitouflées dans leur manteau, Phun Thi Thuy et Ninh Thi Mai, deux jeunes paysannes originaires de la province de Lai Chau, dans le nord du Vietnam, patientent depuis l’aube devant le centre de recrutement du parc industriel de Van Trung, au nord de Hanoï. Dans la file d’attente, derrière elles, une centaine d’autres jeunes patientent dans la brume matinale, CV à la main.
« On a fait 300 kilomètres en scooter pour venir chercher du travail. La région est en plein boom économique », explique Phun.
Quelques rangs derrière, Nguyen, 22 ans, confirme la dynamique. « J’ai travaillé sur une chaîne d’assemblage de montres connectées et d’écouteurs sans fil d’Apple il y a quelques mois. Ils ouvrent sans cesse de nouvelles chaînes de production. »
Cinq minutes plus tard, le petit groupe disparaît sous un chapiteau blanc. Une armée de recruteurs l’y attend. Surplombant l’ensemble, une gigantesque pancarte trône sur la façade d’une tour de bureaux de Foxconn, le plus célèbre des sous-traitants de la marque à la pomme. « Recrutons 10 000 salariés. Bon environnement de travail, occasions de promotion. »
L’entreprise n’est pas la seule à embaucher à tour de bras. Son concurrent LuxShare, installé non loin de là, rassemble ce matin-là plusieurs centaines de nouvelles recrues dans la cour intérieure de son usine, longue de plus d’un kilomètre. De l’autre côté de la route, un fabricant d’électronique sud-coréen recherche quant à lui 15 000 salariés pour remplir sa nouvelle méga-usine. Inventec, un autre sous-traitant d’Apple installé dans les environs, a annoncé en mars la création de 25 000 emplois d’ici à 2024.
Et des scènes similaires se répètent tout autour de Hanoï. Autrefois prisées par les touristes, les célèbres rizières vietnamiennes se métamorphosent à vue d’œil. Les quelques paysans restants, l’air un peu déboussolés, cultivent aujourd’hui leur riz dans un décor d’usines, d’autoroutes et d’une forêt de lignes à haute tension.
Sauve-qui-peut
« Le Vietnam connaît depuis peu une spectaculaire augmentation des investissements étrangers. Au début, c’était dû à l’augmentation des salaires en Chine, qui poussait l’industrie textile vers des pays à la main-d’œuvre moins onéreuse. La guerre commerciale entre Pékin et Washington débutée en 2018 sous l’ère Trump puis la gestion erratique de la COVID-19 par Pékin ont ensuite élargi la tendance à d’autres secteurs industriels. La Chine est de moins en moins vue comme un partenaire commercial fiable », explique David Dapice, économiste à l’Université Harvard et spécialiste de l’Asie du Sud-Est.
Un constat partagé Koens Soenens, directeur commercial de Deep C, un tentaculaire parc industriel situé non loin de la mythique baie d’Ha Long.
La guerre en Ukraine et la menace d’une invasion de Taïwan achèvent aujourd’hui de convaincre certaines entreprises occidentales qu’il n’est plus viable d’avoir leur production entièrement dépendante de la Chine.
Koens Soenens, directeur commercial du parc industriel Deep C
« Leurs sous-traitants qui posent leurs bagages au Vietnam nous expliquent avoir reçu des instructions très claires : il leur faut se diversifier géographiquement », explique-t-il de ses bureaux de Hai Phong, la grande cité portuaire du nord du pays.
À l’extérieur des bureaux, un bâtiment long de plusieurs centaines de mètres se détache au milieu d’un terrain en friche. Pegatron, important sous-traitant de Microsoft, Apple et Tesla, vient d’inaugurer un site de production à un demi-milliard de dollars US. De l’autre côté de l’embouchure de la rivière Cam, les grues d’un nouveau port en eaux profondes percent d’épais nuages de pluie. Grâce à ces monstres d’acier, les porte-conteneurs peuvent désormais expédier leur marchandise directement vers l’Europe et l’Amérique sans faire escale à Singapour.
À l’horizon, un immense viaduc file vers la frontière chinoise, située à moins de deux heures de route. « L’État vietnamien a considérablement amélioré les infrastructures afin d’attirer les industriels situés dans le sud de la Chine. Et ça marche : le nombre d’emplois industriels a augmenté de près de 50 % entre 2014 et 2021 », calcule David Dapice. Soutenu par cet afflux de capitaux, le Vietnam a connu en 2022 la croissance la plus rapide du continent asiatique. Il reste maintenant à voir si le pays pourra tenir une telle cadence.
Sevrage difficile
Une partie de la réponse se trouve au centre-ville de Hanoï. Au premier étage d’un bâtiment hors d’âge de la faculté de sciences et de technologies, Nguyen Van Cong, étudiant de 22 ans, se penche sur son projet de fin d’études : un étrange automate placé sur rails.
« C’est un robot industriel capable de modéliser la forme d’un objet en trois dimensions puis de le peindre. Je suis spécialisé en automatisation industrielle et j’ai récemment été recruté par Samsung pour optimiser les chaînes de production des téléphones intelligents. Presque toute ma promotion a ainsi été recrutée par l’entreprise », raconte-t-il fièrement, le regard pétillant derrière de fines lunettes noires.
À l’autre bout de la pièce, son camarade Hieu Bui travaille à la confection d’un circuit intégré permettant de commander une série de batteries électriques. Lui aussi rejoindra bientôt un important fabricant d’appareils électroniques. Comme les deux amis, plus de 250 000 étudiants sortent diplômés des universités vietnamiennes chaque année. Soit le double d’il y a 20 ans, mais 30 fois moins que dans l’empire du Milieu.
Le découplage industriel entre Pékin et l’Occident, notamment amorcé par les États-Unis, serait-il condamné par la démographie ?
Le Vietnam est aussi peuplé qu’une grosse province chinoise et finira par manquer de main-d’œuvre qualifiée. Quant à l’Inde, souvent citée comme une solution de rechange possible à la Chine, elle reste grevée par un taux d’analphabétisme bien supérieur aux statistiques officielles.
David Dapice, économiste à l’Université Harvard
« Certains secteurs relocaliseront certes une partie de leur production vers des cieux plus neutres sur le plan géopolitique, mais nous restons loin de pouvoir simultanément fabriquer nos médicaments, nos jouets et nos machines industrielles ailleurs qu’en Chine. »
Visiblement conscients de ces limites, les dirigeants européens cherchent encore à ménager l’empire du Milieu. La veille de sa première visite à Pékin, en novembre dernier, Olaf Scholz déclarait : « nous ne voulons pas nous découpler » de la Chine.
Un message que le directeur de Volkswagen, présent dans les bagages du chancelier allemand, n’a pu qu’approuver : à l’instar de nombreux groupes industriels allemands, le constructeur automobile réalise près de la moitié de son bénéfice en Chine.
Début avril, ce fut au tour du président français d’aller brosser Pékin dans le sens du poil en déclarant ne pas vouloir « entrer dans une logique de bloc à bloc » entre les États-Unis et la Chine et en vantant son projet « d’autonomie stratégique » européenne.
Si ses déclarations lui ont valu une volée de bois vert de la part des diplomates occidentaux, elles se sont révélées payantes sur le plan commercial. À l’occasion de la visite présidentielle, Airbus a notamment annoncé le doublement de ses capacités de production sur le sol chinois. À défaut de rester l’usine de l’Amérique, la Chine semble donc pouvoir continuer à compter sur ses clients européens.
La bataille des semi-conducteurs
Si beaucoup d’entreprises occidentales n’ont guère de solution de rechange à la Chine, d’autres sont, au contraire, bien déterminées à quitter le navire aussi vite que possible. Le secteur des semi-conducteurs, de petites puces de haute technologie irriguant toute l’électronique moderne, est de ceux-là.
Inventés dans les années 1950, ces composants constituent le « cerveau » de tout objet connecté, du téléphone intelligent au missile balistique. « Les semi-conducteurs sont ce que l’on appelle une technologie à double usage, c’est-à-dire qu’ils servent aussi bien à confectionner des objets militaires que des objets civils, explique Sarah Kreps, directrice du centre de recherche en politiques technologiques de l’Université Cornell, aux États-Unis. Le pays qui détient les semi-conducteurs les plus avancés s’assure du même coup une considérable avance militaire. C’est pourquoi les États-Unis tentent aujourd’hui de ralentir la progression de la Chine dans ce domaine. »
Cette tentative se concentre en particulier sur l’un des points chauds des tensions sino-américaines : Taïwan. Un demi-siècle après avoir misé sur la production de semi-conducteurs, la petite île est aujourd’hui à la tête d’un fleuron industriel d’envergure mondiale, l’entreprise TSMC. Produisant près de 90 % des puces de haute technologie en circulation dans le monde, ses usines sont surnommées le « bouclier de silicium » de Taïwan. Car la Chine, dont les fabricants de semi-conducteurs sont moins en pointe que ceux de l’autre côté du détroit, doit toujours importer de Taïwan les deux tiers des puces de pointe consommées par son industrie manufacturière. Si l’empire du Milieu lançait aujourd’hui ses troupes à l’assaut de Taipei, il se tirerait donc au passage une sérieuse balle dans le pied.
Et les États-Unis sont bien déterminés à laisser perdurer la situation. En octobre dernier, Washington a ainsi décrété de sévères restrictions d’exportation de semi-conducteurs comportant une technologie américaine à destination de la Chine. Pour peu qu’elle utilise une technologie de production brevetée aux États-Unis dans son processus industriel, toute entreprise du secteur des semi-conducteurs, où qu’elle soit établie dans le monde, doit désormais obtenir l’aval de l’Oncle Sam pour vendre ses produits à une entreprise chinoise. Quelques mois plus tard, les Pays-Bas et le Japon, deux autres poids lourds du secteur, ont emboîté le pas de l’Amérique en annonçant leurs propres restrictions. TSMC et d’autres fabricants, qui disposent d’usines en Chine pour la fabrication de puces de moyenne technologie, sont donc menacés de bientôt devoir quitter le pays.
Face à cette escalade, les fabricants de semi-conducteurs cherchent d’autres options. Le Vietnam constitue, là encore, une option attrayante pour la production de puces de moyenne technologie. Dans la région de Hanoï, on assiste donc logiquement à la multiplication d’usines de semi-conducteurs. Samsung investit 3 milliards de dollars US. Le Californien Intel l’a imité en février, avec l’annonce d’un chèque de plus de 1 milliard de dollars. Non loin de l’aéroport de Hanoï, une forêt de grues s’active pour terminer la nouvelle usine de l’américain Amkor, un autre géant du secteur. Des souliers de course aux puces électroniques : le Made in Vietnam connaît décidément une véritable révolution.
Par Théophile Simon – La Presse (.ca) – 8 mai 2023
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