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Birmanie : au cœur de la guerre oubliée

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 Les rebelles karenni font aujourd’hui face à une répression décuplée. En février 2021, les militaires renversaient le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi, mettant fin à une courte transition démocratique. Mais la nouvelle dictature a fait naître un élan de révolte citoyenne. Ce reportage photo a été récompensé par le Visa d’or News à Perpignan et par le prix Bayeux des correspondants de guerre.

La nuit tombe sur Rangoun et soudain l’étau se desserre. Avec l’obscurité vient l’oubli. Le jour, lui, oblige à la vigilance : chaque vendeur de fruits, chaque chauffeur de rickshaw dissimule ­peut-être un « dalan », cette caste cupide et zélée d’informateurs à la solde de la junte qui, au seul motif d’une remarque maladroite, d’un regard appuyé, peuvent vous envoyer croupir en prison les trois prochaines années.

À 22 heures, le couvre-feu entre en vigueur et la jeunesse de l’ancienne capitale birmane respire. Leurs parents chiquent encore les feuilles de bétel, le « fortifiant » traditionnel prisé des Birmans, qui rougit les dents et euphorise l’âme. Eux préfèrent la décharge électrique de la kétamine, cette drogue de synthèse qui blinde le cœur et annihile la douleur, avantage appréciable quand on vit ses 20 ans sous ­dictature. La tête vide de rêves, ils s’étourdissent pendant des heures dans des boîtes de nuit « clandestines » bien connues du régime.

En février 2021, alors que le ­général Min Aung Hlaing s’emparait du pouvoir, refermant dix ans d’une fragile parenthèse démocratique, les clubbeurs d’aujourd’hui défilaient poing levé pour défendre leur liberté. Deux ans et demi de répression ­barbare, des dizaines de milliers d’arrestations et de dénonciations arbitraires, des centaines de disparitions ont bâillonné la colère. À Rangoun, à Mandalay, à Nay Pyi Taw, la capitale, comme dans toutes les villes, la résignation et la peur ont pris leurs quartiers. Et la kétamine se charge désormais d’assommer une jeunesse désespérée.

À 28 ans, Ree Du, ancien étudiant en droit est l’un des trois commandants de la KNDF


Ree Du, lui, préfère les AK-47, le foot et les échecs. Action, collectif, stratégie. Quand il parle, le silence se fait ; quand il sourit, quelque chose de l’enfance, toute proche, palpite sous ses traits. Les derniers éclats d’une insouciance que ni lui ni ses « gars », comme il les appelle, ne peuvent plus se ­permettre. À 28 ans, l’ancien étudiant en droit est l’un des trois commandants de la KNDF, la Force de défense des nationalités karenni, née de bric et de broc quatre mois après le putsch militaire dans un élan de révolte citoyenne. Le charismatique Ree Du s’est naturellement imposé en leader de cette armée informelle dont les troupes, à peine sorties de l’adolescence, portent déjà les stigmates de soldats aguerris.

« À 35 ans, ici, on est un vétéran ! » explique celui qui, depuis plus de deux ans, a pris le maquis dans l’est de l’État de Kayah, le nom officiel de l’État karenni. Située en bordure de la Thaïlande, la plus petite des sept régions du pays alterne des paysages de plaine, de montagne et de jungle peuplée de tigres et d’éléphants. Loikaw, la capitale, est aux mains de ­l’armée régulière ainsi que le centre de Demoso, la deuxième ville, désormais entièrement désertée de ses habitants. Ree Du contrôle la zone est de Demoso, qu’il sillonne à ­scooter ou à bord de son Toyota Hilux.

Ree Du et ses hommes incarnent le renouveau d’un combat vieux de soixante-dix ans

Partout où il passe, le jeune homme au regard fiévreux est reconnu, encouragé, félicité. Dans ce décor ancestral, où les humains restent les fragiles jouets d’une nature indomptable, Ree Du et ses hommes incarnent le renouveau d’un combat vieux de soixante-dix ans, le sang neuf d’un des plus anciens mouvements de résistance au monde : celle du peuple karenni pour la reconnaissance de son autonomie.

La nouvelle organisation a rapidement intégré la redoutable armée karenni, créée en 1957, neuf ans après l’indépendance de ­l’ex-colonie britannique. Trois mois de formation ont structuré et discipliné les 21 bataillons de la KNDF qui dit rassembler aujourd’hui plus de 10 000 combattants. Les aïeux leur ont enseigné l’alphabet secret de la jungle, dont ils empruntent les chemins de traverse le pas sûr et léger. Leur jeunesse les fournit en courage et ferveur.

Ree Du sort machinalement son sac de feuilles de bétel en gardant une oreille sur la radio. C’est relâche aujourd’hui. Les jours précédents, deux cents de ses hommes divisés en plusieurs unités ont pris en tenailles des soldats de la junte éparpillés dans les collines, au-dessus des villages de Daw Nyay Khu et Daw Ta Ma Gyi, au sud-est de Demoso. Seulement 30 mètres séparaient parfois les combattants ennemis. Ree Du a perdu un soldat, huit militaires du régime ont été tués, un important stock d’armes et de munitions saisi.  « Je vais l’échanger contre une voiture », confie le jeune chef.

La litanie, au loin, des tirs de mortier n’ébranle plus personne. La température avoisine les 40 °C. Une quinzaine de soldats se partagent des bières, certains visionnent des films sur leurs téléphones portables téléchargés un jour où, par bonheur, ils ont capté un peu de réseau. D’autres engagent une partie de football. Sur le barbecue, la viande grésille. « Je ne peux pas être trop dur avec eux, explique Ree Du en regardant ses gars. Ils ne sont pas payés, certains n’ont pas vu leur famille ou leur fiancée depuis deux ans. Nous sommes tous pauvres, les riches ont quitté le pays dès qu’ils l’ont pu. Nous ne sommes pas des soldats mais des révolutionnaires. Et c’est notre moment : c’est à notre génération d’écrire l’avenir du peuple karenni ! Si on abandonne maintenant, alors tous nos morts n’auront servi à rien. Ce serait inacceptable. »

La chefferie de l’armée karenni lui a récemment demandé d’espacer les offensives, le nombre de blessés augmentant. Ree Du n’en a que faire : « Si je ne passe pas devant, alors mes hommes n’auront plus envie de se battre. » Contrairement aux Shan, installés plus au nord, dans le fameux triangle d’or, les Karenni affirment se tenir à ­distance de la production d’opium. Valeur sûre dans une économie sinistrée, celle-ci a doublé en un an, passant de 420 tonnes en 2021 à 790 tonnes en 2022. Mais, selon Ree Du, les ressources financières proviennent principalement de la diaspora karenni.

La Tatmadaw, nom officiel de l’armée ­birmane, dispose de 28 % du budget national

L’arsenal des jeunes rebelles s’est amélioré au fil des mois. Ils possèdent aujourd’hui des drones permettant de localiser l’ennemi. Les armes, casques, voitures proviennent du marché noir thaïlandais. Il n’empêche, le rapport de force reste disproportionné. Selon une enquête de l’Onu publiée le 17 mai, « Un commerce mortel de 1 milliard de dollars : les réseaux internationaux d’armes qui permettent la violation des droits de l’homme au Myanmar », la Tatmadaw, nom officiel de l’armée ­birmane, dispose de 28 % du budget national : 2,5 milliards d’euros entièrement dédiés à la destruction systématique de son propre peuple.

La junte aurait importé, depuis février 2021, plus de 1 milliard de dollars d’armement. La liste de ses principaux fournisseurs est d’une malheureuse banalité : la Russie, qui a notamment livré 59 avions de chasse, la Chine avec des avions de combat et des pièces détachées pour les hélicoptères et les tanks, la Thaïlande et, enfin, Singapour qui joue les intermédiaires financiers.

Pas un jour sans un ­village incendié, pas une semaine sans son lot d’exactions, pas un mois sans son massacre

Cette suprématie matérielle est au service d’une férocité rare. Pas un jour sans un ­village incendié, pas une semaine sans son lot d’exactions, pas un mois sans son massacre. Où l’on constate que même l’horreur se mesure. Le 25 décembre 2022, trente-neuf corps carbonisés gisent au milieu de voitures calcinées le long de la route qui mène à Mo So, une bourgade sans histoire à quelques kilomètres de la frontière thaïlandaise. Pères et mères de famille, oncles, cousines, neveux… tous arrêtés la veille lors d’un contrôle routier alors qu’ils rejoignaient leurs proches pour fêter Noël. Certains ont été battus au sang, d’autres ont eu les poings ligotés avant que les soldats de la Tatmadaw jettent pêle-mêle morts et vivants dans un bûcher improvisé. Un exemple de sauvagerie parmi d’autres.

Écoles, églises, hôpitaux, maisons, camps de déplacés : rien n’échappe à la furie sanguinaire du régime dont les raids aériens et terrestres visent les civils. Selon le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’Onu, près de 4 000 Birmans auraient trouvé la mort depuis 2021, dont 800 enfants, 23 747 personnes auraient été arrêtées, dont plus de 400 mineurs. Des chiffres évidemment en deçà de la réalité.

La cruauté du régime a uni comme jamais ce peuple mosaïque aux 137 ethnies

La Tatmadaw emprunte une méthode éprouvée par les différentes juntes au pouvoir depuis soixante ans, celle dite des quatre coupes qui a pour but de supprimer les flux de ravitaillement et d’argent, de neutraliser le recrutement et le renseignement. Elle s’applique via une stratégie de terreur à destination de la population, soupçonnée d’aider les rebelles. Et il est vrai que la cruauté du régime a uni comme jamais ce peuple mosaïque aux 137 ethnies. De nombreux villageois aident la résistance, fournissant vivres, eau douce et de précieuses indications. En échange, les hommes de Ree Du aident aux semailles et à la récolte du riz. Le leader soupire : « Nous ne pouvons pas abandonner notre peuple. Et puis, si nous ne prenons pas soin des villageois, qui nous aidera ? »

Ree Du a des raisons d’être amer. La ­communauté internationale a choisi de détourner le regard. L’Onu se contente d’appels pudiques à la cessation des violations des droits de l’homme. L’Asean, l’Association des nations d’Asie du Sud-Est, échoue à trouver une position commune. L’Union européenne propose une fois l’an de suivre l’embargo sur les armes déjà mis en place par les États-Unis et le Royaume-Uni. Seuls quelques dirigeants birmans ont vu leurs avoirs gelés à ­l’étranger. Rien qui n’entrave la marche du mal, ni celle des cohortes dépenaillées venant grossir les camps disséminés le long de la frontière.

Je n’ai pas peur de me battre. C’est la guerre.  Mais les mines… 

Ree Du

La Thaïlande refuse de recevoir de nouveaux réfugiés, les ONG internationales ont déserté le pays. Face à une crise humanitaire démentielle, l’armée karenni est seule, gérant héroïquement ces nouveaux foyers de population, de l’approvisionnement en vivres à la scolarisation des enfants.
Pourtant, malgré la puissance de feu de l’armée, malgré l’indifférence internationale, la résistance karenni a renversé la tendance. En quelques mois, les KNDF ont reconquis d’immenses territoires, assiégeant l’ennemi dans des bases isolées. « Nous avons l’avantage du terrain, explique Ree Du. Notre ­avancée est inéluctable. »

L’inquiétude ombre soudain son visage. Si les bombardements provoquent la fuite des civils, les mines antipersonnel, elles, interdisent tout retour… Méthodiquement, la cynique Tatmadaw est en train de hisser la Birmanie au rang des pays les plus piégés du monde. « Je n’ai pas peur de me battre. C’est la guerre. J’ai une arme, mon ennemi aussi, l’un de nous doit mourir, confie Ree Du, pris d’une colère froide. Mais les mines… » Une vision le tourmente. Une de celles qui, lorsqu’elles l’assaillent, le rendent soudain étranger au monde qui l’entoure. « Un jour, lors d’une opération, un de mes gars a sauté sur une mine. Quand il s’est réveillé, il a voulu voir ses jambes… » Ree Du détourne le regard, loin au-delà des collines. Sa silhouette ramassée se découpe, tranchante, sous le ciel lourd de moussons à venir. « Il ne l’a pas supporté. Il avait à peine 20 ans. »

Par Florence Broizat – Paris Match – 1er novembre 2023

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