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L’appel démocratique de Pita Limjaroenrat, en exclusivité pour Gavroche

« Je suis le « survivant désigné » d’une démocratie thaïlandaise vivante et respectueuse des urnes »

L’après-midi est printanier et ensoleillé à Genève. Présent dans la cité de Calvin pour une réunion de l’Union interparlementaire, Pita Limjaroenrat marche une centaine de mètres, ce samedi 23 mars, pour nous rejoindre à l’extérieur du Centre de conférences. Le palais des Nations est à proximité. Le ton est d’emblée décontracté. Celui qui est aujourd’hui député, et l’un des conseillers de Chaitawat Tulaton, chef de l’opposition thaïlandaise, pourrait voir son parti dissous dans les prochaines semaines. Il vient de briefer sur le sujet plusieurs délégations d’élus de l’ASEAN et des pays européens. La conversation commence, à bâtons rompus…

Votre moral semble au beau fixe. Sur le plan politique, pourtant, votre parti « Move Forward » est dans le collimateur de la Cour constitutionnelle. Vous risquez de tout perdre. Et vous gardez le sourire ?

(Rires). Je sors tout juste d’une réunion de l’Union interparlementaire et je peux vous dire que personne ne comprend ce qui est en train de se passer en Thaïlande. Ou plutôt si. Tout le monde a bien compris qu’il s’agit de nous éliminer, moi et le parti « Move Forward », alors que nous sommes venus ici, à Genève, représenter notre pays et parler de sujets importants, comme les questions soulevées par l’intelligence artificielle ou le réchauffement climatique. Nous avons parlé droit du travail, droit de l’environnement, droit des migrants. Sommes-nous des révolutionnaires ou des traîtres ? Non. Au contraire. Tous les élus du « Move Forward » ont à cœur de défendre les intérêts de la Thaïlande. Notre délégation est aussi composée de sénateurs nommés. Tout le monde travaille ensemble.

Mais dès votre retour à Bangkok, dans quelques jours, la dissolution de votre formation peut être décidée par la Cour constitutionnelle…

Oui, et tous mes interlocuteurs à Genève m’ont interrogé sur ce point. Comment est-ce possible ? Même nos amis élus du Cambodge ou du Laos me posent des questions. Comment peut-on remporter des élections libres, et se retrouver quelques mois plus tard pointés du doigt comme un parti qui veut endommager les fondations de notre pays et de notre monarchie ? C’est incompréhensible pour quiconque croît à l’État de droit. J’ai résumé la situation devant tous les collègues parlementaires que j’ai rencontrés ici. Notre parti a remporté 40% des suffrages lors des élections législatives. Nous avons été empêchés de former un gouvernement de coalition, alors que c’est ce que voulaient une majorité d’électeurs. Et nous voilà maintenant menacés de tout perdre. C’est un assassinat politique. Ceux qui ont déposé la pétition qui demande notre dissolution veulent tout simplement abolir l’opposition en Thaïlande. Or sans opposition, il n’y a pas de démocratie. 44 de nos parlementaires, dont moi, risquent d’être privés de leurs droits civiques. Nous assistons à un nouvel épisode de la tyrannie exercée par une minorité. Et ce qui m’inquiète, c’est qu’au-delà de la Thaïlande, notre dissolution éventuelle encouragera tous ceux qui veulent s’en prendre à la démocratie. Notre Cour constitutionnelle va alimenter la fabrique autoritaire en Asie du Sud-Est.

Vous évoquez régulièrement les pays de l’ASEAN. Or beaucoup sont gouvernés, justement, par des pouvoirs autoritaires…

Je parle de l’ASEAN parce que l’enjeu est régional. La Thaïlande a la chance d’être, dans la région, un pays où les dernières élections se sont déroulées librement. C’est un atout que nous devrions au contraire utiliser. Dans le désordre mondial actuel, il faut que des pays émergents comme le nôtre montrent aussi le bon exemple, et puissent incarner l’avenir. L’ASEAN est un élément central de la géopolitique de ce siècle. Nous représentons un bloc économique dynamique. Nous pouvons apporter une contribution positive à l’ordre mondial.

Parlons de votre survie politique. J’utilise le mot « survie », car vous êtes bel et bien en danger de mort politique…

Je mène en effet un combat dont l’issue sera, pour moi, le droit de continuer ma carrière politique ou non. Vous avez raison. Si la Cour constitutionnelle dissout le parti « Move Forward » et si la cour anti-corruption me prive en fin d’année de mes droits civiques, je disparaîtrai. Voilà à quoi aura abouti le vote de millions de Thaïlandais ! Quels sont mes arguments face à ces deux menaces ? Le premier est la proportionnalité du droit. Nous avons un Code pénal. Il n’est pas possible de démontrer que le parti Move Forward a commis un acte de trahison contre la monarchie et donc contre le pays, en proposant une réforme de l’article 112 sur le délit de lèse-majesté. Tous les juristes sérieux vous le diront. Nous avons toujours proclamé notre respect de la monarchie comme pilier de la société thaïlandaise. Nous avons toujours estimé indispensable le maintien de cette institution révérée, au-dessus des partis, comme le stipule la constitution. Nous accuser de trahison n’a aucun sens. Aucun ! Et si la Cour constitutionnelle juge que nous avons outrepassé nos droits, alors qu’elle le démontre et qu’elle prononce contre nous une peine appropriée. La vérité est que l’éventuelle dissolution du parti vise à nous détruire et à me tuer politiquement. Je suis un élu du peuple. La trahison, c’est lorsqu’un coup d’État militaire renverse un pouvoir légitime, sorti des urnes. Ça, oui ! La trahison, c’est lorsqu’une force politique conspire avec un autre pays, par exemple pour démembrer le royaume. Ça, oui ! Au « Move Forward » vous ne trouverez aucun traître.

Vous allez donc vous défendre ?

Bien sûr. Nous allons faire entendre nos arguments à la Cour constitutionnelle, si elle nous permet de le faire. Cela aura lieu en avril ou mai. Puis viendra, à la fin de l’année, le procès pour corruption, qui pourrait me priver de mes droits civiques à vie. Là aussi, où est la proportionnalité du droit ? Je suis fier du retour de la Thaïlande à la démocratie. Mais ce qui se passe témoigne du fait que notre démocratie est cruellement défectueuse.

Votre prédécesseur, Thanathorn, a subi le même sort…

Vous avez raison, et cela prouve bien que la tyrannie de la minorité est décidée à se poursuivre. Je suis le « survivant désigné », comme l’on dit. Il ne reste que moi. Thanathorn a été privé de ses droits civiques pour dix ans. Mais contrairement à moi et au parti « Move Forward », il n’a pas été condamné pour atteinte à l’article 112.

L’actuel gouvernement thaïlandais est pourtant dirigé par vos anciens amis du « Pheu Thai ». Lesquels ont obtenu, très vite, le retour au pays de Thaksin Shinawatra, père de la dirigeante de ce parti…

Je ne veux pas m’aventurer dans des considérations personnelles. Le Pheu Thai a suivi les règles de la vie parlementaire. Il a opté pour une coalition qui nous exclut, et qui ne tient pas compte de notre première place à l’issue du scrutin. Est-ce une trahison ? Je laisse les observateurs commenter. Je constate juste que les partis au pouvoir n’ont pas gagné les élections. Ils sont le produit de cette tyrannie de la minorité. Sur le cas de Thaksin, je n’ai qu’un commentaire à faire : pourquoi lui seul est autorisé à rentrer au pays ? Je défends pour ma part l’idée d’une amnistie qui permettrait à tous les opposants de revenir, y compris ceux qui vivent en Europe, dès lors qu’ils s’engagent à respecter la constitution du royaume. Le retour de Thaksin est au contraire la preuve que le double standard prévaut. Mais ce n’est pas pour moi un sujet essentiel. L’avenir de la Thaïlande n’est pas lié à la famille Shinawatra. Il se joue dans des enceintes internationales comme celle-ci, où l’on parle des futurs enjeux. Nos premières sessions, à Genève, ont porté sur les questions environnementales, numériques, etc.

Pouvez-vous clarifier votre position sur l’article 112 du Code pénal ? Souhaitez-vous toujours en finir avec le délit de lèse-majesté ?

Nous n’avons jamais proposé de supprimer l’article 112. Nous avons défendu la possibilité de l’amender, comme le recommandent de nombreuses organisations de juristes internationaux. L’engagement que je prends, si notre parti continue de fonctionner, est de consulter très largement avant de reformuler une proposition. Il faut que tous les segments de la société thaïlandaise puissent s’exprimer. Il faut un « juste milieu ». Il faut aussi défendre les mineurs qui sont actuellement détenus au nom de l’article 112. Nous respecterons les limites posées par la Cour constitutionnelle. Nous sommes prêts à ouvrir un dialogue national sur ces sujets difficiles. Nous entamerons de nouvelles consultations juridiques. Dans le respect absolu, je le répète, de la monarchie constitutionnelle et de son rôle crucial pour le pays.

Et si vous êtes privés de vos droits civiques ?

J’en tirerai les conséquences. Ma vie politique sera, provisoirement ou définitivement, terminée. Mais je tirerai profit de mon expérience. J’enseignerai. Je me mettrai au service des nouvelles générations d’élus car, que vous le vouliez ou non, la jeunesse sera demain au pouvoir.

Vous redoutez des protestations dans la rue si votre parti est dissous ?

Nous n’appellerons pas à manifester, ou à protester. Nous ne soutiendrons aucune manifestation. C’est au sein du parlement que les débats doivent avoir lieu dans une démocratie parlementaire et c’est pour cela que le « Move Forward » doit demeurer actif. Nous sommes les garants d’un débat démocratique apaisé et constructif, dans l’intérêt du pays et de la monarchie révérée. Au sein du parlement, chacun respecte des règles de conduite. Nous pouvons discuter et assumer nos désaccords. Dans la rue, sur les réseaux sociaux, c’est autre chose. Tout est beaucoup plus inflammable et dangereux. Il faut voir les choses en face : pour la démocratie thaïlandaise, notre dissolution pourrait aboutir à une « tempête parfaite » (perfect storm), un ouragan que rien ne pourrait arrêter. Le risque existe. Vous ne me verrez jamais prendre la tête d’émeutiers. Les violences politiques sont toujours le prétexte pour un prochain coup d’État. Mais si les gens veulent descendre dans la rue pour dire leur colère, que pourrons-nous faire ?

Par Richard Werly – Gavroche-thailande.com – 25 mars 2024

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