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Guerre d’Indochine : les éclats de métal et de mémoire de William Schilardi, vétéran de Dien Bien Phu

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Il y a 70 ans, les accords de Genève scellaient la fin de la guerre d’Indochine. Signé le 20 juillet 1954, ce traité fait suite à la bataille de Dien Bien Phu, défaite majeure pour l’armée française. William Schilardi est l’un des derniers vétérans à avoir traversé cet enfer et à pouvoir en témoigner. 

Soixante-dix ans après, William Schilardi a encore des petits éclats de métal partout dans le corps, dans les jambes, le ventre, la tête. Il vit avec, rappel permanent de ce qu’il a vécu lors de cette défaite historique qui précipita la fin de l’Indochine française. Mais il en parle peu, et quand il le fait, c’est avec le sourire. Ces blessures, comme ses souvenirs, il « n’en souffre pas », explique-t-il. « Parce que c’est ce qui m’a construit. »

Dans son appartement parisien, l’ancien parachutiste tire les fils de sa mémoire, où se mêlent son histoire personnelle, ses réflexions sur la vie et le besoin de rendre hommage à « ses frères d’armes », tombés dans l’indifférence générale à des milliers de kilomètres de chez eux. Cette « fraternité » l’habite encore et l’émeut toujours. Et l’obsède aussi : « pourquoi pas moi ? Quand tant de copains sont morts ». C’est ce qui lui fait croire « au destin », bien conscient du parcours singulier qui est le sien.

L’appel de l’aventure

Fils d’immigrés italiens qui ont fui le fascisme dans l’entre-deux-guerres, « Gino » est un adolescent rebelle et turbulent qui cumule les frasques et les fugues. Il fréquente même la maison de correction des Baumettes et se lie d’amitié à de futurs voyous. Mais animé par « le sens du devoir » inculqué par ses parents, il ne tombe pas dans la délinquance et multiplie les petits boulots, gamin « cabochard » et « démerde ». Il s’intéresse aussi au cirque, à la danse, aux arts martiaux… Son père veut qu’il reprenne les ciseaux de coiffeur, mais c’est avant tout « l’appel de l’aventure » qui inspire le jeune homme. 

Afin de s’émanciper, il décide à ses 18 ans de s’engager dans l’armée. Le matin du 19 décembre 1951, il se pointe à la gendarmerie en espérant rejoindre le service de presse pour devenir photographe de guerre, métier qui le fascine depuis tout petit. « J’étais naïf », admet-il. On le convainc plutôt d’intégrer les « commandos paras ». Deux semaines après, il part à Saint-Brieuc pour être formé dans le 6ᵉ bataillon de parachutistes-coloniaux (BPC). Son caractère bien trempé lui joue des tours. Après une altercation avec un officier, il doit rejoindre la compagnie F qui part en avance pour l’Indochine. 

Là-bas, il effectue plusieurs opérations commandos au sein du 8ᵉ BPC, un bataillon mobile de têtes brûlées chargé de contre-guérilla et de service de renseignements. Le 21 novembre 1953, il est finalement parachuté dans la vallée de Dien Bien Phu pour l’opération Castor, prélude à la sanglante bataille qui va sceller le destin de la France dans la région. « Notre rôle était de déterminer la présence des Viets autour de nous », se souvient-il. Il raconte, halluciné, leurs sorties hors du camp retranché où ils voient des milliers d’hommes et de femmes qui bâtissent jour et nuit des ponts, des routes, des leurres en pleine jungle, un « travail dantesque et inimaginable ». 

Il raconte aussi l’étau qui se resserre et l’inaction de la chaîne de commandement. « Dès le mois de décembre, on avait vu l’encerclement, l’armée régulière vietminh nous enserrait dans une tenaille de jour en jour. On savait que c’était plié. On donnait tous les renseignements et l’état-major ne réagissait pas », regrette-t-il, encore rongé par des questions sans réponse. Après cinq mois et demi de missions de sécurisation et de reconnaissance, le premier assaut est lancé le 13 mars 1954. L’enfer commence. 

Les tranchées et le déluge

William Schilardi évoque une guerre de « position », de « tranchées » et de « matraquage ». Les souvenirs défilent, entrecoupés de silences et d’absences qui en disent long. Il parle des collines qui tombent les unes après les autres, de la « débandade », de l’horreur de la mousson qui trempe et engloutit tout, du déluge de fer et de feu, du bruit des tunnels creusés par l’ennemi, des manques de vivres et de munitions, des blessures à répétition, des combats acharnés et des morts qui s’entassent… 

Il est tour à tour voltigeur, tireur d’élite puis assigné à une quadruple, une batterie anti-aérienne dotée de quatre mitrailleuses. Un puissant engin de destruction. Mais sa faucheuse ne peut rien contre la marée humaine. En face, ce sont « des volontaires pour la mort » qui déferlent par « vagues » incessantes, se sacrifient pour laisser passer les autres, reviennent à la charge. Et surtout dotés de « l’arme la plus puissante : l’idéologie ». 

Les militaires français résistent comme ils peuvent. En vain. « Il fallait tenir coute que coute, c’étaient eux ou nous. On avait toujours cet espoir qu’il y aurait des renforts. On pensait que les Américains venaient. Mais personne n’est venu. On a été lâchés. » Personne ne vient, à part des compagnons appelés en renfort, parachutés dans ce bourbier « pour venir aider les copains ». Mais ça ne suffira pas. Après deux mois d’affrontements intenses, les derniers verrous finissent par céder. La fraternité et l’espoir n’y changent rien.

Au matin du 7 mai, William Schilardi est toujours à la manœuvre de sa terrible quadruple quand un obus de mortier lui fracasse le genou. Il est mis à l’abri dans une tranchée. Le Vietminh investit le camp dans la journée. Mis en joue par un soldat, les nerfs craquent. « J’ai crié “tire tire tire !” mais il n’a pas tiré. Personne n’a tiré. C’était fini », souffle le vétéran. Fini ? Pas tout à fait. Après la bataille, un autre calvaire commence.

L’enfer vert

Les prisonniers sont séparés, triés. Le para aurait pu rester avec les blessés, s’éviter le pire, mais il veut « être avec les copains », qui lui confectionnent des béquilles improvisées. Ils vont ainsi parcourir près de 700 km dans « une longue marche à travers l’enfer vert », jour et nuit, jusqu’aux camps de détention. Cette fois-ci, ce n’est pas sous les balles que ses compagnons tombent. La fatigue, la faim, les maladies ont raison des plus vaillants. Il manque de peu d’abandonner, comme tant d’autres. Son formidable instinct de survie et la solidarité de ses pairs le sauveront.

Après 50 jours de marche forcée, son groupe de prisonniers arrive finalement dans son lieu de captivité, un village désaffecté, le « camp 70 ». Leur quotidien alterne entre les corvées et les cours de rééducation politique. Les commissaires leur imposent « lavage de cerveau, autocritique et matraquage idéologique ». Il frôle la mort pour avoir « volé » des piments, « la nourriture du peuple ». La dureté de la vie dans les camps ne fait pas de quartier, il voit encore mourir d’autres compagnons d’infortune. Sur les plus de 11 000 prisonniers, près de 8 000 d’entre eux ne reverront pas le pays.

William Schilardi fait partie des quelques rares élus, mais, jugé trop affaibli, il ne sera pas libéré en juillet dans la foulée de la signature des accords de Genève qui mettent fin à la guerre. Il rejoint d’abord le Japon en septembre avant d’être rapatrié en France. Le « retour est très dur », se souvient-il. D’abord parce que l’opinion publique française est indifférente, quand elle n’est pas carrément hostile, à ce conflit lointain et à ceux qui l’ont mené. Ensuite parce qu’il faut se reconstruire. Une lutte de tous les instants.   

Reconstruction

Sur le plan psychique, il doit faire face à un syndrome de stress post-traumatique trois ans après son retour. Il revit dans des cauchemars hallucinés ces moments de la bataille où il tire derrière sa quadruple. Malgré cela, il ne sombre pas. Il s’intéresse au bouddhisme zen, et poursuit des réflexions religieuses et philosophiques entamées lors de sa captivité, sur l’homme, l’espoir, la puissance de l’esprit, le respect de la vie et de la nature. 

Sur le plan physique, il se plonge dans le sport, multiplie les exercices de rééducation, étudie l’anatomie, la médecine et l’ostéopathie. Il retrouve même, au bout de cinq ans, l’usage complet de sa jambe et effectue son premier marathon en 1974. Il tient surtout une promesse qu’il s’était faite en enfer : aider les vieux, les jeunes, les handicapés, ceux qui en ont besoin. Pour cela, il devient notamment entraîneur et crée sa propre méthode thérapeutique.  

« Dien Bien Phu m’a révélé en tant qu’homme, à tous les niveaux », insiste l’ancien para, comme si sa vie entière avait été déterminée par cette bataille. Sa vie, mais aussi sa vision du monde et sa façon de penser, qu’il développe dans ses mémoires Le stable dans l’instable (éditions La Bruyère), publiées en 2023. À 90 ans, son énergie et sa force d’âme demeurent intacts. Mais il y a là, à fleur de peau, ces éclats de métal qui bougent encore dans sa chair, qui l’habitent et le hantent. Comme autant de souvenirs encore bien vifs.  

Par Baptiste Condominas – Radio France Internationale – 20 juillet 2024

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