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Splendeurs et misères de l’orthographe khmère

La dictée d’Angkor 2025 révèle les défis de l’orthographe khmère. Complexité de l’écriture, enseignement lacunaire et bilinguisme freinent sa maîtrise. Des réformes éducatives sont nécessaires.

La deuxième édition de la grande dictée khmère d’Angkor, qui a remporté un énorme succès auprès des amoureux de la langue des descendants du Zhenla, s’est achevée il y a peu. Cette année, plus de 1200 participants ont bûché sur cette dictée de haut vol. C’est l’occasion rêvée pour parler un peu de l’orthographe de la langue des descendants d’Angkor.

Le khmer s’écrit à l’aide d’un alphabet qui compte quelque 33 consonnes, auxquelles il faut ajouter les graphies souscrites (et deux consonnes obsolètes), et 16 voyelles, auxquelles viennent s’additionner de nombreux signes diacritiques et quelques consonnes et voyelles indépendantes. Le khmer utilise également ses propres signes et règles de ponctuation, très différents de ceux qui ont cours dans les langues occidentales. L’alphabet khmer est donc beaucoup plus complexe que l’alphabet latin ! Cela dit, cela ne reste qu’un alphabet : si l’on établit la comparaison avec les 3000 et quelques sinogrammes que doivent connaître les élèves chinois à la fin du lycée et les plus de 70 000 sinogrammes répertoriés aux différentes époques dans les différents dictionnaires chinois anciens et modernes, l’alphabet khmer semble beaucoup plus simple et donc à la portée de tous.

Et cependant, lorsque l’on lit les messages écrits par les Khmers sur les réseaux sociaux, ou certains articles publiés en ligne ou dans la presse, force est de constater que la maîtrise de leur orthographe par les Khmers est souvent approximative, ou aléatoire, dirons-nous pour rester modéré. Le problème est presque démultiplié par rapport aux textes en français « qui piquent les yeux » que l’on peut lire sur les réseaux sociaux fréquentés par les descendants de Vercingétorix. Il paraîtrait même que le Cambodge est le pays dans lesquels le nombre de messages vocaux échangés est le plus important, et que la raison de ce fait est la difficulté qui existe pour écrire le khmer.

Il faut dire que même les professionnels de la langue que devraient être les traducteurs sont quant à eux loin d’être irréprochables. Simili, en tant que prestataire de services linguistiques, est en permanence à la recherche de traducteurs khmers. Une fois le CV des candidats examiné à la loupe, la deuxième étape consiste à leur faire subir un test de traduction assez court (de l’ordre de trois cents mots). Et malheureusement, la collaboration s’arrête souvent là : nous sommes obligés d’éliminer nombre de ces traducteurs en constatant, la mort dans l’âme, que la maîtrise de l’orthographe de leur langue maternelle est défaillante. Je garde particulièrement en mémoire un candidat dont le CV était plus que prometteur (diplôme de la fac de lettres, expérience de la traduction, bonne pratique du français), mais qui nous a rendu une traduction avec une faute d’orthographe tous les trois mots… C’est également la raison pour laquelle toutes nos traductions en khmer sont systématiquement relues au moins deux fois : une fois par une collaboratrice dont la langue maternelle est le khmer et dont l’orthographe est excellente, qui se charge de corriger les éventuelles fautes d’orthographe et de ponctuation, et une autre fois par un linguiste dont la mission est de repérer les possibles erreurs de traduction.

Cette « dyslexie » provoque parfois des situations cocasses : un client auquel nous avions livré une traduction technique destinée à organisme gouvernemental cambodgien s’est vu rejeter son document par ledit organisme, en raison de fautes d’orthographe trop nombreuses. Le client est bien entendu revenu vers nous. Surpris, j’ai commencé par présenter mes excuses, puis ai demandé au client de nous envoyer le document corrigé par l’organisme gouvernemental afin de voir les fautes que nous avions commises. A la vue du document corrigé, je me suis rendu compte que les fautes signalées avaient été introduites par le personnel cambodgien du client, qui avait cru bon de « corriger » notre traduction !

Qui doit-on donc blâmer pour cette quasi-tragédie orthographique de la langue khmère ? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte.

D’aucuns blâmeront d’emblée la qualité jugée souvent médiocre de l’enseignement public au Cambodge. Il est vrai que le laisser-aller trop fréquent et la rémunération généralement modique versée aux institutrices et instituteurs des écoles du Royaume n’encourage pas les enseignants à faire preuve d’un zèle excessif dans leur enseignement, ce qui peut expliquer des dysfonctionnements. Il faut aussi évoquer le fait que, en raison du manque de ressources dont souffre l’école khmère, les écoliers cambodgiens n’étudient qu’à mi-temps : ils vont à l’école soit le matin, soit l’après-midi. Des mesures sont envisagées pour remédier à cette situation, mais elle reste aujourd’hui assez difficile.

Un autre facteur qui nous semble avoir une importance certaine est le fait que les parents qui disposent des ressources financières nécessaires choisissent le plus souvent de placer leurs enfants dans des écoles privées, le plus souvent anglophones (ISPP, CIA…), parfois francophones (Acacia, Lycée René Descartes, École Française Internationale…). Mais ce choix ne tient pas uniquement à la qualité de l’enseignement dont les parents doutent ; les personnes interrogées évoquent également des problèmes de corruption, de violence ou de harcèlement scolaire. Le souci est que dans les établissements privés, la langue d’enseignement n’est pas le khmer, mais l’anglais, le français, voire le chinois… Même si des cours de khmer sont dispensés aux enfants cambodgiens dans ces écoles, le niveau atteint ne peut évidemment pas être comparé au niveau qui pourrait être celui d’un élève qui aurait suivi à temps plein un enseignement en khmer de qualité.

Mais le facteur probablement le plus important expliquant le niveau général médiocre de la maîtrise de l’orthographe de leur langue par les Khmers a des racines historiques. La très complexe orthographe khmère a été fixée dans le dictionnaire mis au point pendant la première moitié du vingtième siècle par le vénérable Chuon Nath (1883-1969), patriarche suprême du Cambodge, et partisan farouche de la khmérisation, i.e. de la création d’une langue cambodgienne épurée, écartant les emprunts aux autres langues, avec des néologismes construits à partir de racines sanscrites ou palies, tout comme les néologismes français ont été le plus souvent créés à partir des racines grecques et latines.

Par Pascal Médeville – Lepetitjournal.com – 9 février 2025

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