Cinquante ans après la fin de la guerre, le pays à marche forcée vers la modernité
Les fantômes de la guerre se cachent au pays de l’oncle Hô, qui jouit d’une croissance économique remarquable depuis son ouverture à l’économie de marché. Désormais, les autorités cherchent à se développer plus rapidement et à faire entrer le pays dans la modernité.
Devant le palais de l’indépendance à Hô Chi Minh-Ville, ex-Saïgon, les répétitions de la parade militaire du 30 avril attirent les foules. Quynh, une fleuriste de 36 ans, n’est que joie et brandit à tout-va son téléphone pour filmer les soldats en marche. Les célébrations du cinquantenaire de la fin de la guerre du Vietnam (1955-1975), qui a réunifié le Nord acquis à la cause communiste et mené par Hô Chi Minh, au Sud soutenu par les États-Unis, s’annoncent en très grande pompe. Un défilé aérien est prévu pour l’occasion, une première dans le pays.
Dans l’ancienne capitale du Sud défait, les affiches de propagande louant la victoire communiste ont poussé comme des champignons ces dernières semaines aux abords du palais de l’indépendance, appelé avant 1975 « palais présidentiel ». C’est là qu’en fin de matinée le 30 avril 1975, les blindés de l’armée du Nord Vietnam ont enfoncé les grilles du siège du gouvernement du Sud, actant par la chute de Saïgon, la fin de la guerre du Vietnam. « C’est une fierté de voir que mon pays a réussi à combattre les États-Unis et que nous sommes réunifiés, confie Quynh. Nous ne sommes pas comme la Corée qui reste séparée en deux. »
Un acteur clé de l’économie de marché
Voilà le son de cloche le plus commun lorsque l’on interroge les Vietnamiens n’ayant pas pris les armes ou connu les bombardements de la guerre. Il faut dire que l’économie flamboyante du pays – 8 % d’objectifs de croissance en 2025 – ferait presque oublier que le pouvoir est détenu par un État-parti qui censure les journalistes, emprisonne les activistes et arrête les opposants.
Pourtant, le Vietnam part de très loin économiquement. Au lendemain de la guerre, les autorités collectivisent à souhait les terres et répriment avec violence les voix dissidentes, notamment dans le sud du pays. « Il a fallu conquérir un territoire majoritairement hostile aux communistes, le redresser et de façon assez brutale, rappelle François Guillemot, ingénieur de recherche au CNRS et auteur d’Histoire du Viet Nam contemporain (éd. La Découverte, réédité en avril 2025). Le Nord, lui, a découvert en 1975 un monde capitaliste fait de télévisions, de réfrigérateurs et un peuple qui s’alimente sans restrictions grâce aux terres nourricières du delta du Mékong.
Une diaspora autrefois indésirable et désormais courtisée
Mais en 1986, les autorités doivent se résoudre à opérer « un changement de paradigme total » selon le chercheur, et enclenchent des réformes économiques faisant entrer le pays dans l’économie de marché : c’est le « Doi Moi ». Le pays a progressivement autorisé les investissements étrangers au début des années 2000. Les Viet Kieu, pour Vietnamiens d’outre-mer, ne sont plus considérés comme des « traîtres » par les autorités mais doivent désormais être accueillis à bras ouverts. La manne financière qu’ils symbolisent est indispensable au pays : des milliards de dollars sont envoyés chaque année par ceux qui ont fui – le conflit a conduit à l’exode de 13 millions de Vietnamiens dans les 20 ans qui ont suivi la réunification – vers leur famille restée au pays. De l’argent jusqu’alors seulement utilisé pour la vie quotidienne et non créateur d’emplois. « Il y a quatre piliers politiques au Vietnam : le président du parti communiste, le président, le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale, rappelle François Guillemot. On peut aisément rajouter la diaspora désormais. »
Ainsi, le Vietnam jouit d’une croissance remarquable et la capitale économique du Vietnam, Hô Chi Minh-Ville, est un réel poumon où siègent les entreprises de l’électronique, de l’ameublement ou du textile. Des secteurs qui se sont largement développés ces dernières années, à la faveur du conflit commercial entre les États-Unis et la Chine, le grand frère ennemi. Apple, Samsung ou encore Adidas ont implanté des usines ou travaillent avec des sous-traitants de part et d’autres du territoire, espérant réduire les taxes d’importation. Une stratégie qui explique en partie le bond massif des droits de douanes américains annoncés par Donald Trump début avril – +46 % – et depuis suspendus. « Il y a eu un réel ruissellement de l’économie vers la population », analyse François Guillemot. Le PIB par habitant est passé de 98 dollars en 1990 à 4 200 dollars en 2024 selon la Banque mondiale. Le Vietnam table sur une croissance à deux chiffres ces prochaines années.
Rendre la société plus moderne
Mais au pays de l’oncle Hô, le communisme et la corruption ternissent le tableau. Thuy (son prénom a été modifié) est une coiffeuse de 48 ans. Dans le quartier touristique de Ben Thanh, elle se confie entre deux coupes : « Le pays est certes unifié mais les riches sont toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres. Je paye l’école de mes enfants et tout un tas de frais annexes. » Et de poursuivre, pleine d’ironie : « Par exemple, chaque parent d’élève doit payer 50 000 VND (environ 2 euros, NDLR) par enfant chaque mois pour entretenir la climatisation des salles de classe. Cela fait presque 2 millions de VND (70 euros, NDLR) par salle et il y en a une dizaine dans l’école. Mais qui a besoin de réparer la climatisation tous les mois ? Par contre, les directeurs d’école sont très aisés ici. C’est étonnant, non ? »
Au plus haut niveau de l’État, on a entamé une lutte contre la corruption depuis 2020 faisant ainsi condamner des personnalités de premiers plans tels des ministres ou des grands patrons d’entreprises privées. Le Vietnam veut consolider son image d’alternative solide face à la Chine, et la corruption est vue comme un danger par les investisseurs.
Cette marche forcée vers la modernité se traduit aussi dans le développement d’infrastructures dans le pays. Hô Chi Minh-Ville a inauguré fin décembre 2024 sa première ligne de métro, avec un retard de deux ans. Une ligne de chemin de fer reliant Hanoï, la capitale, à l’ex Saïgon, doit également voir le jour à l’horizon 2035. Des moyens considérables sont investis pour moderniser l’économie.
Nouveau métro, nouveau code de la route…
En début d’année, To Lam, le numéro un du Parti communiste élu en 2024, a annoncé un vaste plan d’assainissement de la bureaucratie vietnamienne. Dans les tuyaux, une réduction progressive de 20 % des fonctionnaires et un remaniement des subdivisions régionales pléthoriques. Rendre plus attrayant le pays pour attirer les étrangers passe aussi par une révision du code de la route. Depuis le 1er janvier 2025, les feux rouges doivent être strictement respectés sous peine d’amendes disproportionnées compte tenu des revenus du Vietnamien moyen. Une annonce qui peut faire sourire vingt-cinq ans après l’entrée dans le nouveau millénaire, mais qui traduit le chemin vers la modernité pris à marche forcée par le Vietnam sur la scène mondiale.
Néanmoins l’ouverture du pays vers l’étranger n’est pas sans crainte pour l’État-parti qui souffre d’une réelle paranoïa dans ses plus grandes instances. En cause : la crainte que les flux commerciaux et humains ne créent une « subversion occidentale », comme l’a dévoilé Project88. L’ONG pour les droits humains basée aux États-Unis a publié une note secrète datant de 2023 des autorités vietnamiennes cherchant à se prémunir des risques « latents de dépendance envers l’étranger, de manipulation et d’exploitation de certains “sujets sensibles”. Les autorités craignent que des « forces hostiles » ne « créent des connexions, fomentent des mouvements, forment des réseaux et des alliances de soi-disant “société civile”, des “syndicats indépendants”, tout cela préparant le terrain à la formation de groupes d’opposition politique intérieurs. » Une paranoïa finalement peu étonnante dans ce pays autoritaire.
Par Camille Philippe – Le Dauphiné libéré – 30 avril 2025
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