Sur les traces des premiers hommes préhistoriques du Cambodge
Hubert Forestier explore en profondeur la préhistoire du Cambodge, des premières traces d’Homo erectus sur les terrasses du Mekong (Cambodge oriental), aux fouilles de la grotte de Laang Spean dans la province de Battambang, en passant par la reconnaissance des différentes techniques de taille des outils lithiques, et la transmission d’un savoir au sein d’une coopération archéologique franco-cambodgienne.
Hubert Forestier, préhistorien français et professeur au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) à Paris, est l’un des grands spécialistes de la technologie lithique en Asie du Sud-Est. Directeur de la Mission préhistorique franco-cambodgienne (MPFC) depuis 2009 avec son collègue HE DR Heng Sophady recteur de l’URBA, il étudie depuis plus de quinze ans les premiers peuplements préhistoriques du Cambodge. Rencontre avec un chercheur passionné par le Cambodge qui conjugue exigence scientifique et engagement coopératif.
À la recherche d’Homo erectus sur les terrasses quaternaires du Mékong
Dans les années 1960, Edmond Saurin et Jean-Pierre Carbonnel, deux chercheurs français, identifient des outils taillés sur galet et sur bois silicifié ramassés sur les terrasses anciennes du Mékong, entre Kratie et Stung Treng. Les datations obtenues à partir de tektites (résidus d’impact météoritique), évoquent une ancienneté vertigineuse de la haute terrasse à environ 700 000 ans.
« Ces indices sont fragiles, mais fondamentaux », souligne Hubert Forestier. « Ils laissent entrevoir logiquement le passage d’Homo erectus en Asie du Sud-Est continentale depuis la Chine du Sud, bien avant l’apparition de l’Homme moderne. »
Pour mieux comprendre ce peuplement ancien, une grande mission scientifique « Paléo-Mékong » débutera en 2029 avec une équipe qui sera dirigée par une nouvelle génération de chercheurs Dr Justin Guibert et Ngov Kosal, tous deux membres de la MPFC. L’objectif est ambitieux : caractériser les industries lithiques anciennes selon un corpus plus large de pièces lithiques, établir une chronologie plus précise par des méthodes de datation avancées (cosmonucléides, OSL, etc) et redessiner la carte des premières migrations humaines le long du Mékong.
« Le Mékong n’était pas une barrière mais un axe vital, une route fluviale qu’ont suivi les groupes préhistoriques comme des générations d’hommes l’ont fait après eux jusqu’à aujourd’hui », rappelle Forestier.
La grotte de Laang Spean, un laboratoire archéologique unique
À Laang Spean, la nature a offert aux archéologues un miracle : une grotte de 1 000 m² avec une voûte de 42m de hauteur, protégée par des effondrements naturels de méga-blocs au sommet d’une colline calcaire appelée Phnom Teak Trang. Ainsi, la présence d’arches calcaires résultant de l’effondrement partiel de la voûte, a donné le nom de Laang Spean ou « grotte des ponts ». La profondeur du remplissage y est exceptionnelle avec 13 mètres de dépôts stratigraphiques conservés où sont enregistrés des épisodes climatiques et d’occupation humaine sur des dizaines de millénaires. Une archéo-séquence rare en Asie du Sud-Est, qui retrace 70 000 ans d’histoire humaine.
« Chaque strate est une fenêtre sur une époque différente », explique Forestier.
Les fouilles ont révélé :
- Vers 70 000 ans : trois outils en pierre taillée, attribuables à Homo sapiens, témoignent d’une occupation très ancienne d’un peuplement initial.
- Autour de 20 000 ans : une industrie sur silex (nodule en silicite) se développe, indiquant de nouvelles adaptations techniques avec un débitage d’éclats et des petits outils (coche, bec, etc.).
- De 13 000 à 5 000 ans : une intense occupation hoabinhienne, caractérisée par des galets de grès de forme oblongue taillés unifacialement, des choppers, des chopping-tools, des splits ; mais aussi, des meules et des macro-outils sur bloc calcaire.
- Autour de 400 avant notre ère : des sépultures néolithiques montrent l’apparition de sociétés agricoles qui vivaient le long des cours d’eau ceinturant la plaine de Battambang. A cette époque, la grotte avait une fonction de nécropole.
Chaque découverte a été minutieusement documentée, notamment les sépultures néolithiques, dégagées au pinceau dans le respect des méthodes les plus fines de l’anthropologie biologique et de l’archéologie funéraire (dir. Dr Valéry Zeitoun, CNRS-UPMC).
« Laang Spean est un chantier-école du MEAE. Nous avons formé sur place une génération entière d’archéologues cambodgiens qui, pour beaucoup, ont trouvé du travail dans le domaine de l’archéologie, de la conservation, du patrimoine et de la culture », se félicite Hubert Forestier.
Outils sur galet et traditions : une préhistoire singulière en Asie du Sud-Est
Contrairement à l’évolution technique observée en Europe ou au Proche-Orient, l’Asie du Sud-Est conserve longtemps une tradition originale : celle du galet aménagé. Cette culture, dite hoabinhienne, défie les schémas classiques du « progrès » archéologique ou de l’évolution des industries lithiques à l’instar du paradigme européen (du plus lourd au plus léger).
Le terme « hoabinhien » vient de la « culture Hoa-Binh », du nom de la province de Hoa-Binh, dans le nord du Viêt Nam. Le terme a rapidement été adopté pour désigner des accumulations d’objets sur galet caractéristiques, datant de la fin du Pléistocène supérieur à l’Holocène moyen, associées à un mode d’occupation et une économie de subsistance propres aux forêts tropicales.
« Ici, les sociétés préhistoriques ont choisi l’efficacité locale : le galet de rivière, solide et disponible, est un parfait outil d’abattage du bambou et du bois pour confectionner des armes de chasse/pèche », explique Forestier.
Grâce à la tracéologie, une science qui étudie les traces d’utilisation présentes sous forme de résidus sur les tranchants des outils, il est désormais possible d’identifier les fonctions précises de ces artefacts. Expérimentations, microscopes ultra-puissants et analyses comparées permettent de reconstruire les gestes oubliés : couper du bambou, racler des peaux, percer des coquilles, scier du bois, découper de la viande, fracturer des os, etc.
« Le galet taillé n’est pas un archaïsme ni synonyme d’ancien en Asie, c’est une adaptation brillante et ingénieuse à l’environnement forestier tropical pour en exploiter les ressources et survivre », insiste Forestier.
Une coopération scientifique pour écrire l’histoire du Cambodge : une très longue histoire avant Angkor
Depuis 2009, la Mission préhistorique franco-cambodgienne a mis un point d’honneur à former et associer les chercheurs cambodgiens à toutes les étapes de la recherche. À l’Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh (URBA), les étudiants participent aux campagnes de fouilles, aux activités de lavage-marquage des objets archéologiques, à la restauration, au conditionnement, aux analyses, aux publications.
Deux figures émergent : HE DR HENG Sopady, aujourd’hui recteur de l’URBA, et NGOV Kosal (Master MNHN), archéologue francophone co-responsable des projets à venir.
« Il ne s’agit pas seulement de découvrir, mais de transmettre pour pérenniser la disciple par le terrain archéologique », souligne Forestier. « Pour que demain, le Cambodge écrive lui-même sa propre préhistoire dans une version encore plus longue que celle d’aujourd’hui »
En 2029, une nouvelle étape sera franchie avec l’ouverture officielle du projet « Paléo-Mekong », dirigé par une nouvelle génération de chercheurs. Un projet ambitieux, qui vise à replacer le Cambodge dans le grand récit du peuplement humain en Asie au cours du Paléolithique.
« La préhistoire cambodgienne n’est pas un appendice secondaire. Elle est une pièce maîtresse d’une histoire humaine encore largement à écrire », conclut Hubert Forestier.
Lepetitjournal.com – 11 mai 2025
Articles similaires / Related posts:
- Menace sur Angkor : le Cambodge approuve la construction d’un parc d’attractions à 500 mètres des temples Le gouvernement cambodgien a approuvé le projet de la société hongkongaise NagaCorp Ltd. de construire un parc aquatique gigantesque près du site antique d’Angkor. Les experts de l’UNESCO ont fait part de leur profond désaccord....
- La restauration de la Terrasse des éléphants se poursuit Des experts de l’Autorité nationale APSARA, en collaboration avec l’Agence coréenne de coopération internationale (KOICA) par l’intermédiaire de la Fondation coréenne du patrimoine culturel (KCHF), restaurent certaines structures endommagées de la Terrasse des éléphants, un site archéologique majeur d’Angkor....
- Restauration de la tour du temple du Ta Prohm à Angkor La tour centrale du temple Ta Prohm s’élève de nouveau, après plusieurs mois de restauration. Elle a été méticuleusement réparée et a retrouvé sa splendeur d’antan....
- Restauration d’une statue de Shiva dansant à Siem Reap Derrière les murs du Département de la sauvegarde et de la préservation des bâtiments anciens à Siem Reap, une équipe d’experts cambodgiens et français s’attelle à restaurer minutieusement une statue exceptionnelle de Shiva dansant. Cette sculpture, provenant du temple de Krahom sur le site archéologique de Koh Ker, témoigne du riche héritage culturel et religieux du Cambodge....
- Ta Prohm en restauration pour préserver son héritage Le temple de Ta Prohm, célèbre pour son enchevêtrement spectaculaire avec la nature, fait l’objet d’une restauration minutieuse. L’Autorité nationale APSARA, en partenariat avec l’Archaeological Survey of India (ASI), mène un projet ambitieux visant à consolider la partie nord de l’enceinte ouest de ce site emblématique....