Thaïlande-Cambodge : «Il y a un risque d’embrasement, mais à ce stade, les opérations militaires sont très ciblées»
Les combats en raison d’un différend frontalier entre le Cambodge et la Thaïlande ont fait 33 morts de part et d’autre de la frontière depuis jeudi, selon les derniers bilans disponibles. Un niveau de violence jamais vu depuis 2011, qui a conduit le Conseil de sécurité de l’ONU à se réunir d’urgence. Pour en parler, Sophie Boisseau Du Rocher, chercheure associée au Centre Asie de l’IFRI, maîtresse de conférences à Sciences-Po Paris*.
RFI : Le conflit entre la Thaïlande et le Cambodge est au cœur des préoccupations depuis jeudi. Il y aurait au moins 33 morts, selon les derniers bilans. Alors qu’hier soir, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est réuni en urgence, les affrontements ont éclaté au niveau de temples avant que les combats n’interviennent le long de la frontière. Phnom Penh et Bangkok ont aussi signalé des affrontements vers 5 h, heure locale, sur la côte. Face à cette situation, peut-on parler d’un risque de guerre ouverte entre la Thaïlande et le Cambodge ?
Sophie Boisseau du Rocher : À ce stade, je ne crois pas. Depuis l’indépendance du Cambodge en novembre 1953, plusieurs crises, dont certaines ont été aussi très violentes et ont connu un paroxysme dans les affrontements militaires, ont eu lieu. Je pense, par exemple, à la crise de 2008.
Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’on assiste à une même mobilisation militaire et à des embrasements ponctuels, puisque plusieurs affrontements ont encore eu lieu récemment, comme vous l’avez signalé, dans six zones de la frontière, provoquant la mort de plusieurs dizaines de personnes, également de nombreux blessés et près de 140 000 évacués.
Ces derniers jours, on a vu des tirs de roquettes cambodgiennes sur des cibles civiles en Thaïlande qui ont provoqué des frappes aériennes avec des avions de combat F-16 du côté thaïlandais sur des bases militaires cambodgiennes. Il y a un risque d’embrasement. Néanmoins, à ce stade, les opérations militaires sont très ciblées et sous contrôle.
Que faut-il comprendre historiquement pour expliquer cette crise frontalière ?
Le litige porte sur le tracé de la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande. Un tracé de 817 kilomètres, dont 195 restent d’ailleurs à définir. Notamment autour de quatre sites angkoriens qui sont contrôlés par la Thaïlande, mais qui sont considérés par les Cambodgiens comme partie prenante de leur patrimoine.
Au XIXᵉ siècle, le Cambodge est un royaume faible qui est travaillé par les coups de butoir des Thaïlandais à l’ouest et des Vietnamiens à l’est. Norodom 1er, le roi du Cambodge à cette époque, fait appel aux Français pour ne pas voir son royaume dépecé.
En 1907, un traité franco-siamois détermine le tracé de la frontière. Mais la Thaïlande du très vieux roi Chulalongkorn néglige une analyse détaillée des tracés, notamment autour des monts Dângrêk. Or, les Français ont placé le temple de Preah Vihear du côté cambodgien, en contradiction avec la ligne de crête.
Donc, quand les Thaïlandais se réveillent, plusieurs dizaines d’années après, ils sont en état de sidération. Ils profitent des désordres de la colonisation et de la première guerre du Vietnam pour occuper le temple de Preah Vihear. C’est le début des tensions militaires entre les deux voisins.
Quelles solutions sont envisageables pour mettre fin à ce conflit à court, mais aussi à long terme ?
À court terme, arrêt évidemment du déploiement des forces et des opérations militaires. Fin des mesures de rétorsion, également. Les Thaïlandais ont fermé les points de passage frontaliers. Les Cambodgiens, de leur côté, ont mis un terme aux importations de gaz, de carburant, de fruits et légumes en provenance de Thaïlande.
Et puis, à plus long terme, évidemment, l’établissement ou la reprise d’un dialogue et des consultations, notamment par le biais de la Commission mixte de coopération, pour aboutir à un compromis bilatéral qui serait éventuellement validée par les institutions internationales.
L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) peut-elle aussi jouer un rôle dans cette affaire ?
L’Asean a effectivement à plusieurs reprises tenté de jouer un rôle. La Thaïlande, récemment, s’est dit prête à résoudre le conflit par la voie diplomatique sous l’égide de la Malaisie, qui préside cette année l’Asean.
Le Cambodge, lui, préfère avoir recours à la Cour internationale de Justice, auquel à laquelle il a eu recours en 1962 et en 2013. Mais c’est une solution qui ne convient pas à la Thaïlande, puisque, à deux reprises, le tracé de la frontière de 1907 a été reconnu comme le tracé légitime. Quand le Cambodge souhaite cette solution, elle sait qu’elle va être d’emblée refusée par la Thaïlande.
* Sophie Boisseau Du Rocher est co-autrice de l’ouvrage L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde, paru chez Odile Jacob.
Par Juliette Pietraszewski – Radio France Internationale – 26 juillet 2025
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