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Quand l’armée américaine envoyait des handicapés et déficients intellectuels combattre au Vietnam

Enlisés dans le bourbier vietnamien, les États-Unis décident en 1966 d’abaisser les standards d’éligibilité des recrues afin d’injecter du sang neuf dans les rangs, notamment sur le front.

On le surnommait Moron Corps, «le bataillon des imbéciles». Entre 1966 et 1972, environ 346.000 soldats y sont greffés dans le cadre d’un assouplissement de la politique de sélection de l’armée américaine, alors engagée dans la guerre du Vietnam (1955-1975). C’est le ministre de la Défense Robert McNamara qui donne le feu vert au «Projet 100.000», le 23 août 1966. En marge d’une convention de vétérans, il annonce qu’on recrutera désormais des soldats qui n’ont pas obtenu les minimas aux tests de qualification de l’armée, à hauteur de 100.000 hommes par an.

Pourquoi? La raison est simple: on manque de troupes pour faire face à la résistance obstinée des Nord-Vietnamiens et la situation à Hanoï réclame du sang frais. Mais pour faire passer la pilule, Robert McNamara parle plutôt de patriotisme et de discrimination positive. «Les pauvres d’Amérique n’ont pas eu la possibilité de gagner leur juste part de l’abondance de cette nation, déclare le secrétaire américain à la Défense, en poste de 1961 à 1968. Mais ils peuvent avoir la possibilité de servir dans la défense de leur pays et de retourner à la vie civile avec des compétences et des aptitudes qui, pour eux et leurs familles, inverseront la spirale néfaste de la décadence humaine.»

Il s’agirait donc d’une politique de «réhabilitation» des laissés-pour-compte de l’Amérique, non d’un vivier inattendu de vies insignifiantes à faucher! Sur le papier, c’est un succès: de 23.300 soldats au début de l’année 1965, le contingent états-unien a bondi à 465.600 à la fin de l’année 1967. La nouvelle politique fait toutefois entrer dans les rangs des profils atypiques: décrocheurs scolaires, marginaux, débiles légers dont le quotient intellectuel frise le score de 60, schizophrènes, illettrés (certains ne parlent pas l’anglais), individus dans le spectre de l’autisme ou présentant des handicaps mineurs (troubles de la vision ou de l’audition, pieds plats, surpoids) font partie de ces «New Standards Men» autrefois recalés.

Inconnus aux bataillons

Hélas, dès leur arrivée en formation, les difficultés se font sentir. Plus lentes que leurs homologues, plus indisciplinées aussi, les nouvelles recrues sont stigmatisées: on se moque ouvertement des «abrutis de McNamara» («McNamara’s Morons») qui seraient deux fois plus nombreux à passer en cour martiale. Recruté dans le cadre du Projet 100.000, un garçon du Tennessee s’avère par exemple incapable de distinguer sa droite de sa gauche ou de lacer ses chaussures. En outre, les nouveaux venus subissent une formation express, afin de voir le champ de bataille le plus tôt possible, sans pour autant recevoir les aptitudes et les compétences «civiles» promises par le ministre américain de la Défense.

Conséquence: 40% des New Standards Men sont versés dans l’infanterie, contre seulement 25% des recrues habituelles. Les soldats plus «limités» seraient-ils considérés par leur propre état-major comme de la chair à canon? Les détracteurs n’ont pas tardé à pointer du doigt cette disparité, notamment dans la mesure où 41% des recrues du Projet 100.000 sont d’origine afro-américaine, contre 12% en moyenne dans le reste de l’armée états-unienne. Il n’a pas fallu longtemps pour assimiler l’initiative de Robert McNamara à une tentative déguisée de débarrasser les ghettos des personnes racisées, tout en épargnant la jeunesse des banlieues blanches.

Bien entendu, si la majorité de ces handicapés et déficients intellectuels sont envoyés sur le front plutôt que dans des fonctions-support plus éloignées des combats, c’est aussi en raison de la brièveté de leur formation, incompatible avec l’acquisition d’un savoir-faire complexe. «Nous pouvons générer très rapidement plus de fusiliers, mais il est impossible de générer très rapidement des pilotes», souligne Alfred B. Fitt, secrétaire adjoint à la Défense. L’objectif est de mobiliser urgemment des troupes pour défaire les positions ennemies au Vietnam.

Voir Saigon et mourir

Avec quels résultats? Les lacunes de leur formation, couplées aux problèmes physiques ou psychologiques auparavant détectés par les tests d’aptitude, occasionnent des dégâts bien réels en première ligne. D’après certains historiens, les nouvelles recrues seraient deux à trois plus susceptibles de trouver la mort au combat. Même après le service actif, des chercheurs ont montré que les survivants du «bataillon des imbéciles» gagnaient entre 5.000 et 7.000 dollars de moins par an que leurs homologues ayant échappé à l’armée.

De plus en plus décrié à mesure que le mouvement pacifiste prend de l’ampleur aux États-Unis, le Projet 100.000 est abandonné en décembre 1971. S’il est difficile de tirer un bilan objectif de la mobilisation des «déficients» sous les drapeaux, force est de constater qu’ils se sont battus pour une cause perdue. Il sera révélé plus tard que Robert McNamara savait que les États-Unis ne pourraient pas gagner cette guerre depuis 1966… Ce qui ne l’a pas empêché de sacrifier entre-temps 5.500 New Standards Men qui auraient dû, en d’autres circonstances, rester au pays.

Par Nicolas Méra – Slate.fr – 27 juillet 2025

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