Entre la Thaïlande et le Cambodge, la désescalade ne règle pas la bataille des temples
Il aura fallu plusieurs jours de pressions et de médiation de la part des États-Unis, de la Chine et de la Malaisie — ainsi qu’une menace du président Donald Trump — pour que la Thaïlande et le Cambodge acceptent de se parler afin de régler leur conflit frontalier le plus meurtrier depuis des décennies.
Malgré ce gain, le plus dur reste à venir.
Mardi, les armées thaïlandaise et cambodgienne ont convenu d’un cessez-le-feu. Les deux parties se sont engagées à ne pas déployer davantage de troupes le long de leur frontière disputée, rétablissant ainsi une paix fragile après des tirs de roquettes, des frappes aériennes et des bombardements qui ont fait des dizaines de morts et forcé plus de 300 000 personnes à fuir leur domicile.
Mais des questions demeurent sur la durée de cette accalmie. L’un des principaux facteurs à l’origine du conflit armé entre les deux pays est leur différend le plus insoluble : déterminer à qui reviennent les temples hindous pluriséculaires situés à la frontière, vestiges de l’ancien Empire khmer.
La méfiance entre les deux voisins est ancienne et n’a nullement été dissipée par cette nouvelle flambée de violence. Une querelle personnelle entre leurs dirigeants de facto n’a fait qu’alimenter les tensions.
Mardi soir et mercredi, l’armée thaïlandaise a continué d’accuser les forces cambodgiennes d’avoir déclenché les fusillades. Le Cambodge a rejeté ces accusations, les qualifiant de fausses et affirmant qu’elles « menacent dangereusement la confiance fragile et le dialogue essentiels à une paix durable ».
« Le problème, dans cette région, c’est que presque n’importe quoi peut déclencher des hostilités », a expliqué Charles A. Ray, ambassadeur des États-Unis au Cambodge de 2003 à 2005. « Personne n’a vraiment réuni les deux parties dans une même pièce pour qu’elles discutent sérieusement : “Que gagne-t-on, de part et d’autre, à se battre pour un temple perché sur une montagne ?” »
Les responsables se réuniront à nouveau lundi pour discuter des modalités de maintien du cessez-le-feu, notamment avec l’envoi d’observateurs malaisiens. Cette étape est jugée cruciale : un plan similaire visant à envoyer des observateurs indonésiens après les affrontements meurtriers de 2011 n’avait jamais abouti.
Mardi, dans les centres d’évacuation en Thaïlande et au Cambodge, l’ambiance restait empreinte de résignation et d’incertitude. En Thaïlande, les autorités ont demandé à plus de 180 000 évacués de rester sur place, par mesure de précaution.
À Surin, Pa Srakaeo, 58 ans, rizicultrice, disait ne pas se faire trop d’illusions sur un retour rapide à la maison. « C’est probablement du 50-50 », a-t-elle dit.
Différend frontalier
Pour qu’une paix durable soit possible, les deux pays doivent résoudre leur différend sur la démarcation de leur frontière longue de 800 kilomètres.
L’un des principaux points de blocage réside dans l’insistance de la Thaïlande à mener toutes les discussions de manière bilatérale. Bangkok refuse de reconnaître la décision rendue en 1962 par la Cour internationale de justice, qui a statué que le temple de Preah Vihear se trouvait sur le territoire cambodgien. La Thaïlande soutient que les deux pays devraient plutôt s’en tenir à un mémorandum d’entente signé en 2000, par lequel ils s’étaient engagés à cartographier et à délimiter ensemble les zones litigieuses.
Mais après des années de pourparlers, les progrès sont minces. Les deux pays ne s’entendent même pas sur la carte à utiliser.
Le Cambodge utilise une carte à l’échelle 1:200 000 — une vue d’ensemble sommaire mais peu précise, établie par les géomètres français à l’époque où le Cambodge était une colonie, et utilisée par la CIJ lors de son jugement en 1962.
La Thaïlande, elle, s’appuie sur une carte à l’échelle 1:50 000, comparable à celles utilisées par l’armée américaine, beaucoup plus détaillée, montrant chaque maison et chaque arbre. Elle affirme que cette carte reflète mieux la réalité du terrain.
Le sujet est si explosif que le porte-parole du gouvernement thaïlandais, Jirayu Houngsub, s’est empressé de démentir les rumeurs selon lesquelles la Thaïlande aurait accepté d’utiliser la carte cambodgienne dans les discussions sur le cessez-le-feu.
« Aucun gouvernement ni aucun individu ne vendraient jamais leur pays », a-t-il déclaré.
Charles Ray raconte avoir déjà proposé à un responsable cambodgien la création d’une commission mixte chargée de surveiller les allées et venues dans ces zones, à l’image de la zone démilitarisée (DMZ) qui sépare les deux Corées.
« L’idée n’a pas vraiment été bien reçue, dit-il. C’est très difficile de leur faire entendre raison. C’est presque une question irrationnellement émotionnelle. »
Le Cambodge affirme que les temples comme Preah Vihear (appelé Phra Viharn en Thaïlande) et Prasat Ta Moan Thom (ou Prasat Ta Muen Thom côté thaïlandais) sont d’une grande importance identitaire pour les Cambodgiens, descendants des rois khmers qui les ont érigés.
La Thaïlande considère que le complexe de Phra Viharn / Preah Vihear lui appartient, car il est plus facilement accessible depuis son territoire. Plus largement, les temples sont devenus un symbole chez les ultranationalistes thaïlandais, qui les perçoivent comme des « territoires perdus », cédés par le Siam à l’Indochine française durant l’époque coloniale. Ce conflit frontalier a également servi de prétexte à certaines factions politiques thaïlandaises pour se battre entre elles sous couvert de nationalisme.
« Le problème, c’est qu’une fois que le conflit a commencé, le nationalisme est devenu beaucoup plus virulent », affirme Ou Virak, président du think tank Future Forum, basé à Phnom Penh. « Et les gens ont commencé à dire que ces zones valaient la peine qu’on y laisse sa vie. »
Par Sui-Lee Wee – The New York Times / Le Devoir – 30 juillet 2025
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