« Le conflit entre le Cambodge et la Thaïlande contredit la théorie de Huntington sur le choc des civilisations »
Le Cambodge et la Thaïlande ont repris des affrontements millénaires autour de leur frontière commune. Jean-Loup Bonnamy, agrégé et docteur en philosophie, revient sur les origines du conflit, la situation politique en Thaïlande et l’enjeu d’influence entre les États-Unis et la Chine.
Passé sous les radars médiatiques, l’affrontement frontalier entre Cambodge et Thaïlande est d’une importance cruciale. Fin mai 2025, un soldat cambodgien est tué par les Thaïs. Le 24 juillet, des roquettes cambodgiennes tombent sur la province thaïe de Surin, tuant onze civils, dont un enfant. La Thaïlande répond : des chasseurs F-16 bombardent des positions militaires cambodgiennes.
Des combats opposent les deux armées : artillerie lourde, frappes par avion et drones armés. Le conflit a tué 45 personnes et entraîné le déplacement de 250 000 civils (140 000 Thaïs, 110 000 Cambodgiens). Un cessez-le-feu provisoire a été conclu et des négociations se sont ouvertes en Malaisie, sous l’égide de l’ASEAN. Mais rien n’est réglé sur le fond.
Deux ennemis historiques
Pour comprendre la situation, il faut – comme toujours – revenir à la géographie et à l’histoire. En Asie du Sud-Est, la péninsule indochinoise se caractérise par un mélange culturel d’influences indiennes, chinoises et d’éléments locaux. Elle compte cinq pays : d’ouest en est, Birmanie, Thaïlande, Cambodge et Laos, Vietnam. Les Britanniques colonisèrent la Birmanie, à l’ouest de la péninsule, et en firent la marche protectrice de leur Empire des Indes. À l’est, les Français colonisèrent Vietnam, Laos et Cambodge. Située au centre, la Thaïlande, assez puissante, échappa à la colonisation grâce à sa position géographique médiane, constituant une zone-tampon indépendante entre Français et Britanniques.
Alors que la colonisation française du Vietnam fut houleuse, celle du Cambodge se fit à la demande du roi khmer. En effet, le Cambodge, jadis hindouiste, avait eu une très brillante et puissante civilisation jusqu’au XVe siècle, bien illustrée par les célèbres temples hindous d’Angkor. Mais cette civilisation s’était effondrée en 1431 sous les coups de l’envahisseur thaï, l’ennemi historique. Angkor fut vidée de ses habitants. Phnom Penh, plus éloignée de la frontière thaïlandaise, devint la nouvelle capitale. Les temples d’Angkor furent pillés par les Thaïs puis recouverts par la jungle. Le pays abandonna l’hindouisme pour se convertir au bouddhisme. Pendant plus de quatre siècles, le Cambodge dut être le vassal de la Thaïlande.
Au XIXe siècle, il fit appel à la France – déjà présente dans la région – pour se protéger contre le double expansionnisme qui le prenait en étau : l’expansionnisme thaï à l’ouest, qui occupait toujours la zone historique d’Angkor, et l’expansionnisme viet, venu du nord, à l’est (la ville vietnamienne de Saïgon était à l’origine une ville de pêcheurs khmers, mais fut ensuite conquise par les Vietnamiens). Un traité de protectorat fut donc signé avec la France en 1863. En 1907, la puissance coloniale française imposa à la Thaïlande un traité dessinant la frontière dans un sens favorable au Cambodge (et donc à la France) et défavorable à la Thaïlande.
Nationalisme et expansionnisme
Ayant signé sous la pression française, les Thaïs n’ont jamais digéré cet accord et c’est ce découpage frontalier qu’ils contestent aujourd’hui. Comme l’évoque Malraux dans La Voie royale (1930), la première moitié du XXe siècle connut une rivalité stratégique entre la France et la Thaïlande pour le contrôle de l’hinterland moï (c’est-à-dire « sauvage »), une zone peuplée de minorités ethniques de chasseurs-cueilleurs. Durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement thaï s’allia au Japon, espérant abattre les impérialismes français et britanniques qui encerclaient le pays. En 1962, la Thaïlande porta l’affaire de la frontière avec le Cambodge devant la Cour internationale de Justice, mais n’obtint pas gain de cause.
Les Thaïlandais souhaitent une rectification de la frontière qui leur soit favorable et récupérer les temples de Preah Vihear et de Ta Muen Thom. Les milieux ultra-nationalistes thaïs parlent même de pousser plus loin et de reprendre le contrôle d’Angkor. Ils alimentent toute une propagande qui décrit les Cambodgiens comme des « enfants, ingrats, peu fiables, ayant plagié la culture thaïe ». Au contraire, le Cambodge se prévaut de l’accord de 1907, du respect des traités et du droit international pour conserver sa frontière. Il a également lancé un appel à la France pour qu’elle le soutienne et fasse respecter le traité de 1907 qui fut son œuvre. Plus pauvre et moins peuplé, le Cambodge a besoin d’alliés.
Fracture politique en Thaïlande
Cette querelle frontalière est devenue un enjeu de politique intérieure majeur pour la Thaïlande. Depuis 1933, la Thaïlande a connu onze coups d’État militaires (!) et a été régulièrement gouvernée par l’armée. L’alternance et la rivalité entre des civils réformateurs et des militaires conservateurs nourrissent l’instabilité depuis bientôt un siècle. Quand les réformateurs vont trop loin, l’armée les renverse. Depuis le début des années 2000, le royaume de Thaïlande est marqué par une fracture politique entre deux camps : les « Chemises jaunes » conservatrices et les « Chemises rouges » réformatrices. Les Chemises jaunes (couleur du roi) se recrutent dans les villes, parmi les classes moyennes et aisées. C’est le parti des élites urbaines, des nationalistes, des ultra-monarchistes, de l’armée et de ses partisans. Au contraire, le camp des Chemises rouges est celui des ruraux, des petits paysans et des pauvres.
Il a pour chef le milliardaire Thaksin Shinawatra, qui fit fortune dans les télécommunications et fut Premier ministre de 2001 à 2006 avant d’être renversé par un coup d’État militaire et contraint à l’exil. Civil opposé à l’armée et réformateur social, Thaksin est parfois qualifié de « populiste ». De 2011 à 2014, c’est Yingluck Shinawatra, la sœur de Thaksin, qui est à son tour Premier ministre. Mais elle est également renversée par un coup d’État militaire : l’armée proclame la loi martiale et reprend le pouvoir pour plusieurs années. Beaucoup de Chemises rouges trouvent alors refuge au Laos et au Cambodge. La faiblesse du camp Shinawatra est que le siège du Gouvernement se trouve dans la capitale, Bangkok, c’est-à-dire dans une grande ville où les Chemises jaunes dominent.
En 2024, après une longue période de junte, c’est Paethongtarn Shinawatra, fille de Thaksin et nièce de Yingluck, qui devient Premier ministre. Mais en juillet 2025, ses opposants, les très nationalistes Chemises jaunes, la poussent à la démission en l’accusant de faiblesse envers le Cambodge, lui reprochant un entretien téléphonique avec Hun Sen, l’homme fort de la politique cambodgienne. Elle abandonne son poste de Premier ministre pour devenir ministre de la Culture, mais ses adversaires manifestent pour exiger son départ complet du gouvernement. La question cambodgienne devient une pièce majeure dans la lutte politique à laquelle se livrent l’armée thaïlandaise, soutenue par les Chemises jaunes, et la puissante famille Shinawatra depuis vingt-cinq ans.
Une opportunité de médiation pour les États-Unis
On voit que la modernité n’efface pas les antagonismes historiques vieux de plusieurs siècles, les conflits latents, les fractures profondes. Au contraire, elle les exacerbe. Voici un sérieux correctif à la thèse de Huntington sur le choc des civilisations puisqu’ici s’affrontent deux monarchies asiatiques qui partagent la même religion (le bouddhisme) et la même civilisation. Plus qu’à un choc des civilisations global, on assiste à une multitude de conflits locaux, souvent internes à une même civilisation.
Les États-Unis ne restent pas indifférents. Donald Trump – qui souhaite obtenir le Prix Nobel de la paix, déjà reçu par Obama – cherche à proposer des deals dans toutes les guerres de la planète : Arménie-Azerbaïdjan, Proche-Orient, Ukraine, Sahara Occidental, Congo-Rwanda, Cambodge-Thaïlande…
Le Cambodge et la Thaïlande sont deux alliés de la Chine. Alors que la Thaïlande était un allié majeur des États-Unis durant la Guerre froide, elle est aujourd’hui beaucoup plus proche des Chinois que des États-Unis, surtout lorsqu’elle est dirigée par l’armée, très pro-chinoise. Et la Chine ne souhaite guère se mouiller dans un conflit impliquant deux de ses amis. Cette situation pourrait donc offrir l’occasion de jouer les médiateurs aux États-Unis comme à la France, qui fut le protecteur du Cambodge et qui prétend avoir une stratégie indo-pacifique.
Par Jean-Loup Bonnamy – Marianne – 13 août 2025
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