Ratchapoom Boonbunchachoke : “Mon film ‘Fantôme utile’ est stupide et sérieux”
C’est un ovni comme seule la Thaïlande peut sans doute en produire. En salle ce 27 août, “Fantôme utile”, premier long-métrage de Ratchapoom Boonbunchachoke, aspire dans sa savoureuse et déroutante folie tous les maux du royaume. Son réalisateur a répondu aux questions du “Bangkok Post”.
Il n’est pas rare que le comique vire à l’horreur. Ou au tragi-comique. En mai dernier, le scénariste et réalisateur Ratchapoom Boonbunchachoke a présenté au Festival de Cannes Fantôme utile, seul film thaïlandais de cette 78e édition. Décalé, barré, cinglé, délirant, étonnant : la critique internationale s’est perdue en superlatifs de la folie [et le film a reçu le Grand prix de la Semaine de la critique].
Fantôme utile est surtout un film d’une grande originalité qui s’inscrit, en tant que film de fantôme et de comédie, dans le droit fil de notre tradition cinématographique [thaïlandaise], revisitée par un réalisateur en prise avec les courants cinéphiles du monde actuel.
Le scénario est génial. Une femme décédée revient vivre auprès de son mari. Son fantôme prend la forme d’un aspirateur. La famille de l’époux désapprouve cette union contre nature, et la revenante doit alors faire la preuve qu’elle peut leur être utile – et pas seulement pour aspirer la poussière.
L’absurdité du scénario n’est qu’un stratagème. Ratchapoom Boonbunchachoke voulait un film à la fois “stupide et sérieux”, et c’est tout à la fois une comédie romantique barrée et une satire politique sur les fantômes de l’histoire du pays [émaillée de 13 coups d’État réussis depuis 1932]. Au-delà de sa bizarrerie, de son humour dérangeant et de son irrévérence jubilatoire, Fantôme utile est une analyse de la Thaïlande contemporaine, de la pollution aux particules fines [la cause du décès de l’héroïne] aux disparitions politiques, en passant par les violations du droit du travail.
BANGKOK POST Fantôme utile nous parle d’une morte qui revient pour vivre avec son époux. C’est une intrigue familière aux Thaïlandais : celle de Mae Nak. Mais vous reprenez cette trame en y ajoutant une dimension venue de nulle part, puisque le fantôme se réincarne en… aspirateur.
RATCHAPOOM BOONBUNCHACHOKE C’est un mécanisme que j’ai toujours utilisé dans mes courts-métrages comme Aninsri Daeng [un film d’espionnage queer inspiré d’Insee Daeng, un personnage de super-héros créé dans les années 1960] ou Ma’am Anna [sur la Britannique Anna Leonowens, professeure de littérature anglaise à la cour de Siam dans les années 1860]. J’aime jouer avec des personnages existants, de la culture pop ou de l’histoire, parce que les spectateurs les connaissent et que ça dispense d’une longue introduction. Je peux explorer de nouveaux territoires.
Je suis partie de l’histoire de Mae Nak, et puis j’ai voulu pousser plus loin : après son retour [auprès de son mari], que se passe-t-il ? L’image qui m’est venue, c’est celle d’un fantôme au travail. Je voulais voir un fantôme aller au travail et avoir un rôle social, dans un bureau par exemple. L’histoire de Mae Nak a beau avoir été racontée une bonne cinquantaine de fois au cinéma et à la télévision, elle garde encore du potentiel.
Pourquoi l’aspirateur ?
Pour le délire. C’est vrai : le fantôme revient parmi les vivants, il faut bien que je lui donne une forme, mais laquelle ? Nous avons cherché des références, mais les fantômes en Occident sont encore différents, non ? Personne ne sait avec certitude à quoi ressemble un fantôme. Alors, un aspirateur, pourquoi pas ? Il faut déjouer les attentes des spectateurs.
Dans les films de ce genre, on sait toujours que le fantôme est là car un robinet se met à goutter, une télé s’allume toute seule, des lumières clignotent. Les appareils électroménagers et les revenants ne sont pas sans rapport. Et puis avec une revenante, une femme, l’aspirateur, c’est aussi les tâches domestiques. Cela ajoute une couche de sens.
Mais le film est bien plus que ça. Au-delà du saugrenu, il parle politique, liberté de pensée, manifestants morts, exploitation au travail. Comment nouez-vous tous les fils de l’intrigue ?
Je m’intéresse beaucoup aux questions de société, et chaque fois que me vient une idée, aussi ténue soit-elle, je tente de l’approfondir pour voir comment l’utiliser pour illustrer un fait de société plus large. Je prends quatre, cinq personnages, et ensemble ils vont dire quelque chose de notre société.
La comédie me permet de couper court à ce qui pourrait apparaître comme une posture intellectuelle. La fantaisie, les blagues fofolles, tout ça, c’est pour m’éviter de pontifier. Je refuse d’aborder une question grave depuis une posture grave et pompeuse. L’humour permet de dire aux spectateurs : “C’est bon, vous n’avez pas à tout interpréter.” Et parfois, c’est vraiment juste de l’humour.
Les fantômes du film sont d’une certaine manière des manifestations de l’histoire elle-même. Comment cette idée vous est-elle venue ?
Ce scénario a eu tellement de versions que je ne me souviens plus comment le concept des fantômes a évolué. Mais il y a toujours eu Mae Nak, et cette idée de fantômes utiles et inutiles. Des fantômes en colère, et des fantômes paisibles – c’est cet univers que j’ai imaginé.
Pendant les années où j’ai travaillé sur ce projet, à partir de 2018 [soit quatre ans après le dernier putsch, qui a mis la junte militaire au pouvoir jusqu’en 2023, année où des législatives ont été organisées], la Thaïlande a connu beaucoup de soubresauts. Des manifestations, des élections, des disparitions politiques, beaucoup de choses. J’ai lu beaucoup d’essais sur ces événements, et ils ont façonné ma pensée.
Parlons aussi du ton et du style du film. Sa folie prend place dans une image à la direction artistique extrêmement soignée.
Je voulais un film “stupide et sérieux”, c’est ce que j’avais dit à mon équipe. Je voulais aussi une élégante perversité. Toute cette bizarrerie dans un cadre brut, âpre, cela ne donnerait rien d’intéressant. C’est dans un monde de bon goût que s’insère toute cette folie. Ce contraste est au service de l’histoire.
Comment pensez-vous que votre film va être perçu à l’étranger, et franchir les barrières historiques et culturelles ?
L’histoire me semble tout de même assez universelle, et l’esthétique du film devrait fédérer largement. Même si vous ne savez rien ou presque de la Thaïlande, il y a quelque chose à regarder à l’écran. Mon film doit être un peu comme un supermarché, de mon point de vue : chacun peut aller piocher ce qui l’intéresse. Cela étant, son public idéal, ce sont les Thaïlandais.
Par Kong Rithdee – The Bangkok Post / Courrier International – 27 août 2025
Articles similaires / Related posts:
- Apichatpong, le réalisateur thaïlandais abonné au festival de Cannes Le dernier film du réalisateur thaïlandais dans lequel figure Tilda Swinton a été sélectionné dans la principale compétition du Festival du film de Cannes 2021....
- Ne manquez pas le festival du film européen du 16 au 26 mai Du 16 au 26 mai, la Maison Samyan à Bangkok accueillera le Festival du Film de l’Union européenne 2024 !...
- Beyond Animation 2024, une célébration de l’art animé Bangkok se transforme en capitale de l’animation du 12 au 21 septembre ! L’édition 2024 du festival Beyond Animation, organisée par l’Ambassade de France en Thaïlande en collaboration avec la TACGA, propose une programmation riche et diversifiée, comprenant projections, ateliers, et rencontres avec des professionnels du secteur. Un événement à ne pas manquer !...
- « Comment devenir riche (grâce à sa grand-mère) » est peut-être le film le plus émouvant de l’année Carton en Asie, « Comment devenir riche (grâce à sa grand-mère) », en salle ce mercredi, raconte une quête d’héritage qui vire à l’émotion pure....
- La Thaïlande a attiré 279 tournages de films étrangers au 1er semestre 2025 Les tournages internationaux s’accélèrent en Thaïlande : en six mois, 279 productions étrangères ont choisi le royaume comme décor....