“Petite Fille au napalm” : cette nouvelle expertise qui confirme que Nick Ut ne peut pas avoir pris la photo
Le photographe Tristan da Cunha a étudié soigneusement les archives du 8 juin 1972, date de la prise de la photo. Et affirme que le reporter américano-vietnamien n’avait pas ce jour-là l’appareil qui a servi à capturer le cliché.
Non, Nick Ut ne serait pas l’auteur de l’iconique photographie de la « Petite Fille au napalm », saisie le 8 juin 1972 en pleine guerre du Vietnam. C’est ce que démontre, après six mois d’une étude méticuleuse des archives, le photographe indépendant français Tristan da Cunha. « Il est possible de prouver que la photo a été faite avec un Pentax. Or Nick Ut n’en avait pas en main ce jour-là », analyse ce passionné de photographie argentique. En examinant minutieusement les photos et vidéos de l’époque, celui-ci a en effet réussi à identifier un à un les appareils portés par l’Américano-Vietnamien. C’est dire si le diable — et l’attribution de l’une des photos de guerre les plus emblématiques du XXᵉ siècle — se niche dans les détails d’images vieilles de plus de cinquante ans. À savoir, entre autres, un pare-soleil ajouré ou un double anneau d’aluminium, permettant de reconnaître les deux Nikon F munis d’objectifs 200 mm et 50 mm, et les deux Leica M2 équipés d’objectifs 90 mm et 35 mm, autour du cou du photoreporteur de guerre.
Cette nouvelle analyse pourrait faire l’effet d’une bombe, puisqu’elle vient conforter l’hypothèse controversée portée par le documentaire The Stringer, selon laquelle l’auteur de la « Napalm Girl » serait en réalité un autre photographe vietnamien — Nguyen Thanh Nghe, humble pigiste resté dans l’ombre. Depuis sa première diffusion, en janvier 2025, au festival du film indépendant de Sundance, dans l’Utah, cette enquête explosive du photoreporteur Gary Knight et de la productrice Fiona Turner, réalisée par Bao Nguyen, suscite une polémique croissante. Laquelle pourrait enfler alors même que le film, acquis par Netflix, arrive sur la plateforme le 28 novembre.
Mais revenons cinquante-trois ans en arrière : à l’été 1972, l’effroyable image d’une petite fille nue, brûlée, courant sur la route pour échapper à l’enfer de la guerre du Vietnam, suscite un retentissement planétaire. Cette photo choc vaut à celui qui l’a prise, Nick Ut, d’être couronné du prestigieux prix Pulitzer, à tout juste 22 ans. Si nul ne conteste aujourd’hui l’authenticité de l’image, l’impressionnant faisceau de témoignages et d’indices réunis par The Stringer contribue à remettre en question du tout au tout l’identité de l’auteur cette icône. Que s’est-il passé dans la chambre noire d’Associated Press (AP) où a été développée l’image, ce jour d’été à Saigon ? C’est ce que tente de démêler le documentaire, qui place du même coup l’autoroute longeant Trảng Bàng au cœur d’une bataille d’experts.
À la suite de la première de The Stringer, pas moins de trois rapports se sont penchés sur la question. Le premier émane de l’agence de presse Associated Press (AP) elle-même. Son analyse maintient le crédit au célèbre photographe, tout en soulevant certaines incohérences, en particulier sur l’appareil utilisé — non pas un Leica, mais un Pentax. Le deuxième, établi par la fondation néerlandaise World Press Photo, aboutit à la conclusion inverse, préférant jouer la prudence au vu des nombreux doutes soulevés par ses investigations. Quant au film, il s’appuie sur les reconstitutions en 3D implacables envers Nick Ut de l’ONG indépendante Index. Restitutions que conteste vigoureusement James Hornstein, l’avocat de Nick Ut, dénonçant des démonstrations orientées, où des « séries d’images et de vidéos sont assemblées de manière à servir leur objectif. » Idem pour l’agence AP, qui elle, souligne la « large marge d’erreur » de ces reconstitutions.
Ordonner un puzzle
Car celles-ci reposent sur des photos argentiques et par conséquent non horodatées. Impossible, par conséquent, d’estimer précisément la durée séparant la prise des différentes images — d’autant que nombre d’entre elles ont été égarées. Autant s’acharner donc, plus d’un demi-siècle après les faits, à ordonner un puzzle aux innombrables pièces manquantes. C’est alors qu’intervient Tristan da Cunha, éberlué par l’histoire dont il a entendu parler par voie de presse et juge peu probable, alors que le film commence à faire du bruit. L’homme n’en est pas à son coup d’essai — en 2015, il apportait déjà son expertise au critique Alan Colleman, autour d’une autre scène de guerre, le débarquement du 6 juin 1944, photographié par le reporter Robert Capa. À partir de la masse de documents rendus publics par AP, l’expert tente de comprendre à son tour, « le déroulement de cette scène très confuse où des protagonistes, tous habillés de la même manière, se déplacent sans arrêt, mais qui, au vu des multiples équipes de presse présentes, a été néanmoins photographiée sous tous les angles. »
Lui tente de répondre à l’une des grandes questions posées par le rapport d’AP : quels appareils photo Ut avait-il sur lui ? Soit un exercice d’identification fine qui l’amène à plonger dans les catalogues, ainsi que dans les collections d’appareils photo argentiques de l’époque, qu’il a tous eu en main. En parallèle, la mise sur pied d’une chronologie, à partir des quatre-vingt-neuf images publiées dans le rapport d’AP, lui permet de mieux comprendre les choix de Nick Ut, ses changements d’objectif ainsi que de pellicule. Conclusion ? Pas de Pentax, mais deux Nikon F et deux Leica M2 utilisés ce jour-là. Le reste est affaire de bon sens.
« La chronologie que j’ai ébauchée ne me sert pas de preuve, mais elle est très parlante. On voit à quel point Nick Ut est un excellent photographe, il se donne du mal, ne perd pas de temps, a toujours une bonne raison lorsqu’il change d’objectif. Nous sommes en plein bombardement. Transporter un Nikon F muni d’un objectif 200 mm, très lourd, toute une journée est en soi déjà une épreuve, lui a déjà quatre appareils sur lui. Alors pourquoi aurait-il subitement sorti un appareil de nulle part, qui en plus est moins bon que celui qu’il avait déjà autour du cou ? C’est aberrant. » Contactée, l’agence AP a corrigé deux erreurs dans son rapport initial, mais maintient l’attribution du crédit à son photographe… Sans autoriser l’accès à l’ensemble des images, en haute résolution, qui permettrait d’affiner encore le diagnostic.
Par Charlotte Fauve – Télérama – 17 novembre 2025
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