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Vietnam : agent orange, procès d’une guerre chimique

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À l’heure où la justice se penche sur les impacts dramatiques des épandages chimiques de l’agent orange menés par les États-Unis durant la guerre du Vietnam (1960-1975), regard sur une guerre de libération dont les conséquences sanitaires et environnementales sont toujours d’actualité.

André Bouny, qui réalise la première intervention sur l’agent orange à l’ONU en mars 2007, est le fondateur de l’association caritative DEFI Viêt Nam en 1994 et du Comité international de soutien aux victimes vietnamiennes de l’agent orange (CIS). Auteur du livre de référence sur le sujet, L’Agent Orange : Apocalypse Viêt Nam, publié aux éditions Demi-Lune, il est aussi auteur de Cent ans au Viêt Nam, aux éditions Sulliver ; Viêt Nam, voyages d’après-guerres, et En attendant le verdict du procès de l’Agent Orange en France, éditions du Canoë. Sont à paraître :  Huit destins de femmes, une férocité ordinaire, éditions H Diffusion ; Les Naufragés de la Grande Ourse, éditions du Canoë.

Après de multiples tentatives juridiques infructueuses pour la reconnaissance des victimes de l’agent orange, le tribunal de grande instance d’Évry (France) reçoit en 2014 la plainte de madame Tran To Nga (une victime franco-vietnamienne) contre 26 multinationales de l’industrie chimique ayant fabriqué l’agent orange dont Dow Chemical et Monsanto (des firmes américaines). Un procès dont les plaidoiries, prévues le 12 octobre 2020 ont été reportées au 25 janvier 2021, sont à suivre sur https://www.agent-orange-vietnam.org/
Entretien.

RFI : André Bouny, votre ouvrage sur l’agent orange, préfacé par l’écrivain Howard Zinn et par l’avocat William Bourdon, s’intitule : Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam. Un titre fort pour une tragédie hors norme ?

André Bouny : C’est une tragédie sans fin. Suite à la défaite de Diên Biên Phu (7 mai 1954) et au départ des Français d’Indochine, le contexte de la guerre froide poussa les Américains à prendre le relais pour freiner le communisme en Asie du Sud-Est. Les deux superpuissances, les États-Unis d’Amérique et l’URSS s’y affronteront. Du point de vue des armements, la guerre américaine du Vietnam – la seconde guerre d’Indochine – fut le conflit majeur du XXe siècle et le laboratoire de la guerre du futur.

Dans sa grande majorité, l’opinion publique occidentale, toute entière obnubilée par les drames de sa propre histoire, ignore que le Vietnam a reçu trois fois et demie le tonnage de bombes larguées durant toute la Seconde Guerre mondiale. Au cours de la guerre secrète, le petit Laos voisin a reçu, à lui seul, une quantité plus importante que durant toute la Seconde Guerre mondiale et le Cambodge en a reçu pratiquement autant. Ces chiffres ahurissants, inimaginables, suffisent à donner une idée de l’ampleur et du nombre effroyable de victimes du conflit.

Au Vietnam, cette guerre a fait 5 millions de morts dont 1 million de militaires et 4 millions de civils. Il est difficile d’estimer la population vietnamienne avant que ne débute la guerre. Nous savons seulement qu’en 1975, elle était de 47,63 millions d’habitants. Il ne s’agit pas d’une simple guerre asymétrique, mais bien d’une véritable extermination, puisque pour chaque soldat américain mort, 100 Vietnamiens furent tués, dont 80% de civils.

À ce bilan effroyable, il faut ajouter 10,5 millions de personnes déplacées, des veuves et des orphelins, eux aussi dénombrés par millions. De nombreuses vies furent écourtées soit par la famine, soit par l’embargo qui suivit la « chute de Saigon » et que l’opinion publique a totalement oubliées, bien que cet embargo ait duré vingt ans. La guerre civile qui suivra fera 1,5 million d’exilés dont des centaines de milliers mourront en mer, de soif ou de maladie, des naufrages ou des pirates. À cette litanie de victimes, il faut encore ajouter les victimes, en temps de « paix », des engins qui n’avaient pas explosé lors des bombardements et qui truffent toujours le sol du pays. D’après le ministère de la Défense vietnamien, les mines occupent un territoire d’une superficie de 6,6 millions d’hectares (équivalent à plus de 2 fois la Belgique). Au Vietnam, elles ont déjà fait plus 100 000 victimes (42 000 morts).

Tel est le bilan humain pour un minuscule pays du sud-est asiatique qui voulait son indépendance. Mme Nguyen Thi Binh, qui signa les Accords de paix de Paris pour le GRP (Gouvernement révolutionnaire provisoire du Vietnam du Sud), plusieurs fois ministre et ancienne vice-présidente de la République socialiste du Vietnam, me disait un jour avec douceur, d’une voix teintée d’une profonde et véritable incompréhension malgré son expérience exceptionnelle : « Pourquoi nous ont-ils fait la guerre ? » La comptabilité macabre ne s’arrête malheureusement pas là. Car pour être complet, il faut encore additionner les millions de victimes de l’agent orange étalées sur trois générations déjà, même si l’Histoire officielle ne les mentionne pas. Une véritable apocalypse !

Comment la guerre chimique a-t-elle commencé ?

Après la Seconde Guerre mondiale, des essais et des mises au point d’agents chimiques furent effectués en de nombreux endroits du monde. La guerre du Vietnam en fera un usage massif et deviendra la plus grande guerre chimique de l’Histoire de l’humanité.

Le 30 novembre 1961, le président américain John Fitzgerald Kennedy autorisa l’épandage aérien massif d’agents chimiques pour défolier la forêt primitive vietnamienne. Des essais en situation réelle au Vietnam avaient eu lieu pour la première fois au moyen d’un hélicoptère, le 10 août 1961 sur la forêt tropicale de la province de Kon Tum. Peu de temps après, Kennedy signa l’ordre d’utiliser ces agents chimiques. Dans un premier temps, cette opération est nommée « Trail Dust » (« Traînée de poussière »), puis Opération Hadès (le Dieu des morts et des enfers chez les Grecs). Elle est rapidement rebaptisée de manière bien plus anodine opération « Ranch Hand » (« Ouvrier agricole »). C’est ce troisième nom de code militaire qui resta dans l’Histoire pour décrire l’épandage des agents chimiques sur le Vietnam, le Laos et le Cambodge. Elle visait à éradiquer la forêt tropicale primitive afin d’ôter le couvert végétal protégeant les résistants ainsi qu’à empoisonner et anéantir les récoltes dans le but d’affamer populations et combattants.

Que sait-on de ces épandages chimiques ?

Les épandages intensifs commencèrent en 1962 et prirent fin, officiellement, en 1971, mais se poursuivirent bien au-delà. Il s’agissait des agents vert, pourpre, rose, bleu, blanc, contenant de la dioxine TCDD, de l’arsenic, ou des nitrosamines. L’agent orange, défoliant total, arrivera en 1965. Ces agents, dits « arcs-en-ciel », étaient conditionnés en fûts différenciés par un bandeau de couleur correspondant à leur appellation. Ils étaient épandus essentiellement par voie aérienne, mais aussi par voie terrestre et fluviale. À la fin de l’année 1965, sur décision du président américain Lyndon Johnson, l’agent orange étend secrètement son spectre sur la partie sud-est du Laos, à hauteur de l’amorce de la piste Hô Chi Minh, avant que son successeur, le président Richard Nixon, ne l’étende ultérieurement au Cambodge. Les avions épandeurs d’agent orange partent de Da Nang et de Saïgon (Bien Hoa). L’agent orange devient le nom générique pour désigner cette guerre chimique, car il fut le plus utilisé et représente près de 62% de l’ensemble des volumes épandus. La dernière étude américaine estime que 84 millions de litres furent utilisés sur le seul Vietnam. De mon côté, en considérant la superposition des épandages sur les mêmes zones géographiques de ce pays, à raison d’une dose prescrite de 28 litres/hectare, ce sont au total 346,5 millions de litres d’agents chimiques qui auraient donc potentiellement été déversés sur le Vietnam.

Quelle était la nature de ce produit, surnommé l’agent orange ?

L’agent orange est un mélange liposoluble contenant 2 acides à parts égales, l’un étant le 2,4-D (dichlorophénoxyacétique) et l’autre le 2,4,5-T (trichlorophénoxyacétique). Ce dernier génère de la dioxide TCDD (tétrachlorodibenzo-p-dioxine) qui est le plus puissant poison connu, un million de fois plus puissant que le plus fameux poison naturel. Une étude de l’université Columbia de New York estimait que 80 g de dioxine introduite dans le système de distribution d’eau d’une ville tueraient 8 millions de ses habitants.

Or, cette dioxine est infiniment petite et a une forte capacité d’infiltration. De plus, elle échappe à la dissolution par exemple par photosynthèse et cela lui permet de garder durablement ses capacités nocives. L’épandage massif de ce poison lui a permis de se répandre dans tous les milieux terrestres et maritimes et affecte de par sa toxicité la flore et la faune, mais aussi les populations humaines sur plusieurs générations.

Quel est l’impact sanitaire aujourd’hui ?

C’est un désastre, un écocide. Cette dioxine s’attaque au système immunitaire et provoque de très nombreuses maladies graves, de multiples types de cancers et autres, dont certaines fournissent des preuves incontestables d’une exposition à l’agent orange comme la chloracné (acné chlorique) ou la maladie de Hodgkin et ses multiples déclinaisons. Elle perturbe aussi l’embryogenèse lors du développement du fœtus, faisant naître des enfants qui échappent à la morphologie générique humaine : effets tératogènes (enfants-monstres). Or, les effets épigénétiques sont transgénérationnels et nous en sommes à la quatrième génération de victimes au Vietnam, sans que l’on sache si cela s’arrêtera un jour.

Aujourd’hui, selon la Croix-Rouge vietnamienne, il y aurait entre 3 à 4 millions de victimes de ces produits chimiques. Un empoisonnement qui touche désormais l’ensemble du Vietnam, car au-delà de la circulation des personnes, il y a une bioaccumulation de ces dioxines dans les graisses, les œufs, les poissons qui ont contaminé la nourriture consommée sur l’ensemble du territoire.

Que sait-on des entreprises qui ont produit et fourni ces produits chimiques toxiques ?

Les compagnies chimiques qui ont produit le poison sont nombreuses. Elles étaient encore 37 en 2004, leur nombre diminue avec le temps à cause des fusions, des OPA, des rachats, etc. Mais les principales restent Dow Chemical et Monsanto (aujourd’hui rachetée par Bayer).

Une note confidentielle, que l’on peut retrouver dans mon livre, témoigne d’une réunion en 1965 de plusieurs industriels chez Dow Chemical qui s’interrogent sur la nécessité d’informer les autorités du caractère « exceptionnellement toxique » de leur produit, mais ils n’en feront rien probablement compte tenu de l’importance de ce que représentait ce marché et de peur que le Congrès interdise leur produit. Donc, ils étaient parfaitement conscients de la dangerosité de leur produit, ce qui ne les empêchera pas d’être dans le déni de leur responsabilité et d’argumenter en disant : « Ce n’est pas du poison, ce n’est qu’un herbicide ». Pourtant, ils dédommageront leurs vétérans victimes des opérations d’épandage, ce qui est une forme de reconnaissance implicite, mais ils le feront à l’amiable de façon à ne pas créer un précédent juridique, une dangereuse jurisprudence. Mais cela restera non transposable aux Vietnamiens.

Aujourd’hui, un procès est en cours en France, au tribunal d’Évry, suite à la plainte d’une victime franco-vietnamienne contre 24 de ces compagnies qui ont produit l’agent orange. Il y a eu d’autres actions juridiques à travers le monde face à ce drame ?

Les premiers combats furent ceux des vétérans états-uniens. Des combats âpres et difficiles. Il y a eu des tentatives menées par des anciens combattants des pays alliés aux Américains durant ce conflit, principalement les Coréens du Sud, les Néo-Zélandais, et des Australiens qui n’ont pas abouti.

Les victimes vietnamiennes ont intenté un procès aux États-Unis en 2004 au tribunal de première instance de New York Est (Brooklyn), sans succès. Il y a eu un appel en cour fédérale, qui n’a rien donné, et une dernière tentative à la Cour suprême à Washington qui, finalement, a émis une fin de non-recevoir, non motivée, les Américains ne pouvant pas être jugés sur leurs actes de guerre et en plus sur leur propre territoire.

L’État vietnamien ne pouvant rien intenter vis-à-vis des États-Unis dont il recherche aujourd’hui une forme de protection face à la Chine, les plaintes ne peuvent venir que d’initiatives privées, d’où celle de Madame Tran To Nga actuellement au tribunal d’Évry, en France. Dans ce dernier procès, engagé depuis presque six ans, l’heure est à la fixation de la date d’audience de plaidoiries, qui vient d’être repoussée au 25 janvier 2021.

Ce jugement, qui ne concerne que Madame Tran To Nga, s’il lui est favorable, sera le premier à reconnaître une victime vietnamienne face à ce préjudice en posant la question de la responsabilité des entreprises dans la dispersion de ces produits toxiques. Nous faisons confiance au juge.

Par Arnaud Jouve – Radio France Internationale – 17 Octobre 2020

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