Birmanie : retour à la dictature ?
Prenant prétexte de l’épidémie de Covid, qui touche très peu le pays, le gouvernement birman organise couvre-feu, fermetures des frontières et contrôles renforcés des territoires. Après cinq années d’ouverture relative, le pays connaît un raidissement politique qui ouvre la voie à un retour d’une dictature forte.
Après seulement cinq années d’ouverture, la Birmanie se referme à nouveau
Depuis le 31 mars 2020, les frontières terrestres internationales sont fermées, ne laissant transiter que les marchandises, légalement ou de manière interlope. Le trafic de drogue, dont la Birmanie est un grand producteur mondial (opium, héroïne et méthamphétamines) semble avoir même augmenté d’après les observateurs locaux. Les aéroports internationaux sont quasiment à l’arrêt, n’autorisant les entrées dans le pays seulement au compte goûte et sur autorisation exceptionnelle. Les trajets internes entre les villes et les régions ou États birmans sont aussi très restreints, soumis à autorisation spéciale et mesures de quarantaine.
Ces mesures drastiques sont catastrophiques pour une grande partie de la population. De nombreuses usines de textile fabriquant des vêtements pour de grandes marques occidentales ont fermé mettant à la rue des dizaines de milliers d’ouvriers. Privées de revenu des femmes se tournent vers la prostitution pour survivre et nourrir leur famille. Des cas de suicides ont aussi été révélés, souvent des pères de famille sans argent et désespérés. Dans les campagnes, n’ayant pas le droit de circuler pour aller sur les marchés, des agriculteurs voient leurs récoltes de fruits et légumes pourrir sur place. Des restrictions aux répercussions dramatiques dans un pays ou plus d’un tiers de la population vit avec moins d’un euro par jour.
Une population civile de plus en plus touchée par les conflits armés
Ce n’est pas le coronavirus qui tue, la Birmanie ayant un taux extrêmement faible de personnes infectées et hospitalisées (comme la majorité des pays d’Asie du Sud-Est). En revanche les opérations militaires de la Tadmadaw (l’Armée birmane) ont pris une ampleur et une violence qu’on ne connaissait plus depuis 2012, date des accords bilatéraux de cessez-le-feu avec plusieurs groupes armés.
Ce sont principalement dans les États d’Arakan, Nord Shan et Nord Karen où les troupes birmanes ont intensifié leur pression. Le plus gros des opérations a lieu en Arakan où l’Armée birmane poursuit son operation clearance (opération d’évacuation) selon les termes officiels du gouvernement. Démarrés à l’encontre de la minorité musulmane Rohingya en 2016, les efforts de la Tadmadaw se concentrent depuis deux ans sur l’ethnie bouddhiste arakanaise et son groupe armé l’Arakan Army (AA). Après de multiples revers face à cette armée de guérilla comptant des milliers d’hommes bien équipés et encadrés, les militaires birmans ont entrepris une véritable politique de la terre brûlée visant les populations civiles, bombardant et incendiant méthodiquement, en représailles, les villages se trouvant dans les zones rebelles.
En octobre 2020, face aux effectifs importants de l’armée birmane dans la région, ainsi qu’à l’ampleur des combats, le gouvernement du Bangladesh voisin a ordonné la mobilisation de troupes, notamment de l’artillerie, pour sécuriser sa frontière.
Les villageois fuyant les combats se comptent par milliers, pris au piège dans une région à feu et à sang que le gouvernement a entièrement verrouillée pour cause de « risques sanitaires liés au Covid-19 ». Ces mesures sanitaires ont fini de couper l’Arakan du reste du monde, le gouvernement ayant déjà supprimé les connexions internet de plusieurs districts et complètement bridé le réseau dans le reste de l’État, rendant toute communication vers l’extérieur très difficile.
Les déclarations de l’OMS sur l’épidémie de Covid-19 sont donc tombées à pic, une grande partie des représentants étrangers des ONG, les diplomates, et les journalistes internationaux n’ayant plus accès au territoire birman, le pouvoir central a en quelque sorte les mains libres pour poursuivre sa politique de contrôle à l’égard des territoires ethniques sans risque d’ingérence occidentale dans ses conflits intranationaux.
À l’opposé de l’Arakan et du Bangladesh, à proximité de la frontière chinoise dans le Nord Shan, ce sont aussi plusieurs milliers de civils qui ont dû fuir les affrontements entre militaires birmans et l’un des principaux groupes armés du Shan (la RCSS-SSA(1)) depuis le mois de septembre. L’emploi d’hélicoptères effectuant des frappes sur les zones habitées indique le haut niveau d’intensité des combats dans cette région montagneuse stratégique traversée par la principale route reliant la Birmanie à la Chine.
L’agence birmane des Nations-Unies a publié un rapport alarmant indiquant que plus d’une centaine d’enfants ont été tués ou mutilés dans les combats menés par l’Armée birmane lors des trois premiers mois de l’année 2020. Les Nations-Unies ont aussi dénoncé l’utilisation des civils, en particulier des enfants, par l’Armée birmane dans ses opérations militaires, comme porteurs ou boucliers humains.
Les blessés par mines antipersonnel sont aussi nombreux et réguliers dans la population civile, le gouvernement birman étant l’unique gouvernement au monde qui produit et utilise ces engins explosifs sur son territoire(2).
L’émergence des partis ethniques, un danger pour le pouvoir central
En août 2020, dans l’État Karen, près de trois mille villageois se réunissaient afin de protester « contre l’occupation de leurs territoires par l’armée birmane, les exécutions de civils, les viols, la destruction de l’identité des peuples autochtones et de leurs territoires sauvages ». Ainsi, loin de parvenir à une unité de la population, l’alliance au pouvoir du parti démocratique d’Aung San Suu Kii et des militaires birmans a poussé les minorités ethniques à se regrouper autour de partis politiques représentants leurs identités respectives centrées sur leurs petits états nationaux (Karenni, Karen, Shan, Kachin, Arakan, Chin et Mon). Ces partis politiques se sont rapidement fait remarquer, palliant leurs faibles moyens financiers par un gros soutien populaire d’un électorat déçu par les échecs du parti démocrate.
Face à ces menaces électorales identitaires, le gouvernement a interdit de vote plusieurs régions en conflit. Ainsi, sont privés de scrutin la quasi-totalité de l’Arakan, le Nord Karen, Nord Shan ainsi qu’une grande partie du Kachin. Globalement toutes les zones connaissant des combats intenses et réguliers ainsi que les territoires indépendants contrôlés par les narcotrafiquants Wa et Kokang (USWA et MNDAA) dans l’Est du Shan.
Privant de vote ces régions fortement hostiles au pouvoir central, le gouvernement s’assure de garder le pouvoir entre les mains du parti démocrate et leurs alliés de circonstance : les militaires. Ces derniers obtiennent d’office 25% des sièges parlementaires, et gardent le contrôle des ministères stratégiques (entre autres ceux de la défense et des frontières) selon la constitution de 2008 qu’ils ont eux-mêmes mis en place.
La République de l’Union du Myanmar fait l’unité contre elle
Les cinq années de gouvernance démocrate s’achèvent dans une crise économique terrible, on estime qu’un tiers de la population est retombée dans la pauvreté.
Concernant les conflits armés, le gouvernement s’est décrédibilisé, incapable de contenir l’armée birmane qui a rompu de multiples fois les cessez-le-feu mis en place avec les différents groupes armés, incapables aussi de mener à bien les « conférences pour la paix », censées ouvrir une voie politique vers l’apaisement.
Les groupes armés ont d’ailleurs fait preuve de cohérence et d’unité, bon nombre d’entre eux ayant refusé la poursuite de toutes négociations tant que l’Arakan Army serait considérée par le gouvernement comme « groupe terroriste » et de ce fait exclu de participer aux dites « conférences pour la paix. »
Un responsable politique Karenni nous confiait cette année que rien n’allait changer tant que le gouvernement ne reconnaîtrait pas la structure fédérale de la Birmanie et ne changerait pas la constitution de 2008 qui verrouille le pouvoir aux mains des militaires. L’Armée Karenni, bien que connaissant une paix relative actuellement se prépare à connaître de nouvelles opérations de l’Armée birmane sur son territoire et à entrer de ce fait à nouveau en guerre.
Au terme de ces cinq années, si les espoirs des Birmans pour un réel changement ont en grande parti disparu, les masques sont aussi tombés. La collusion entre le gouvernement démocrate et la Tadmadaw sont apparues aux yeux de tous. Le développement économique récent profite surtout aux « tycoons », ces hommes d’affaires à la tête de grosses sociétés regroupant des activités diverses et variées (industrie minière, construction, transports, télécommunications, etc.) souvent liées de manière directe ou indirecte aux militaires.
La jeune génération qui a grandi dans cette relative ouverture du pays a été un temps quelque peu subjuguée par les nouveautés technologiques qu’a été l’arrivée d’internet et des smartphones. Elle réalise petit à petit que les contraintes du monde moderne ne viennent pas remplacer celles du régime autoritaire de la junte, mais plutôt s’y superposer.
Héritière des mouvements de révolte qui ont amené l’actuel parti démocrate au pouvoir, une partie de cette jeunesse demeure critique et contestataire. Consciente que cette nouvelle ère est loin d’incarner la Suvarnabhumi, la « terre d’or » de la mythologie bouddhiste, la jeunesse birmane fait sienne les habitudes de ses anciens : résilience, prudence et une certaine résignation résumée par cette phrase toujours récurrente « it’s complicated, this is Myanmar » ***.
Notes
*Restoration Council of Shan State – Shan State Army ; cet important groupe armé contrôle majoritairement les territoires de l’Est du Shan proche de la frontière thaïlandaise. Il est l’héritier de la Mong Taï Army de Khun Sa, célèbre « Roi de l’Opium » du le Triangle d’Or de 1964 à 1996, date de sa reddition au pouvoir birman.
** En juillet 2020, en l’espace d’une dizaine de jours, 4 enfants sont tués et 13 autres mutilés par des engins explosifs dans les différentes régions en guerre. En 2019, pour la deuxième année consécutive, ICBL (International Campain to Ban Landmines) a établi le fait que la Birmanie est le seul pays au monde dont le gouvernement poursuit l’implantation de mines sur son territoire.
*** « C’est compliqué, c’est la Birmanie. »
Par Francis Waltari – Revueconflits.com – 27 octobre 2020
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