Élections en Birmanie : Aung San Suu Kyi vers une nouvelle victoire, mais à quel prix ?
Ce dimanche 8 novembre, cinq jours après le scrutin présidentiel outre-Atlantique et cinq ans jour pour jour après les dernières élections générales, 38 millions de Birmans inscrits sur les listes électorales se rendent aux urnes pour élire un nouveau parlement national, dont les deux chambres ont le quart des sièges déjà « réservé » aux militaires par la Constitution de 2008.
Les électeurs sont aussi appelés à renouveler diverses enceintes parlementaires régionales et in fine à remodeler le gouvernement. Le suspense est faible : Aung San Suu Kyi et sa Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) devraient l’emporter à nouveau. Mais le panache de 2015 a disparu derrière des entraves multiples au processus électoral.
Suivant « l’exemple » américain, les autorités birmanes et la Commission électorale ont fait fi du contexte épidémiologique. Ce 6 novembre, le pays dénombrait 57 935 cas de Covid-19 et 1 352 décès. Peu soucieux des diverses incidences de la pandémie sur la campagne et le scrutin, ignorant les appels de plusieurs dizaines de partis de l’opposition au report de l’élection, le calendrier électoral originel a été maintenu.
Cependant, l’existence d’une noria de zones sensibles (en Arakan, dans les États Shan et Kachin notamment*) où l’armée régulière et divers groupes ethniques armés s’affrontent toujours, a contraint les autorités à annuler l’organisation du vote dans les régions les plus exposées : il en est ainsi d’un large périmètre de l’Arakan où 1,2 million de personnes sur 1,6 million d’inscrits sur les listes électorales ne pourront participer à ce rendez-vous politique quinquennal.
« Élection faussée »
Avant même que le premier bulletin de vote ne soit déposé dans l’urne*, cette matrice électorale particulière nourrit un flot de commentaires, de critiques (domestiques et extérieures) sur sa légitimité, son opportunité, sinon sa régularité. « C’est une étape importante pour la Birmanie d’organiser une deuxième élection multipartite, mais quelle que soit la longueur des files d’attente pour voter, cette élection sera fondamentalement faussée », soulignait début octobre Brad Adams, directeur Asie de Human Rights Watch (HRW). En cause, selon une analyse sévère de l’ONG, « la censure, les arrestations et le fait que plusieurs centaines de milliers de Rohingyas soient toujours interdits de vote ».
« Les élections sont aussi importantes que la lutte contre l’épidémie de Covid-19. On peut même dire que ces élections sont plus importantes car nous avons l’espoir [de] venir à bout [de la pandémie] une fois qu’un vaccin sera disponible », déclarait fin septembre Aung San Suu Kyi. Celle qui est de facto la Première ministre birmane et dont le parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), est à nouveau favori du scrutin parlementaire* – partage une conviction avec la Commission électorale (dont l’impartialité est remise en cause ces derniers jours) : il ne saurait être question de reporter les élections car il est impossible, pas plus en Birmanie qu’ailleurs, de deviner avec certitude à quel moment cette pandémie sera jugulée. Dans un trimestre, un semestre, plus loin encore ?
« The Lady » a une crainte : l’absence de précédent électoral en la matière et de dispositions constitutionnelles précises présente un risque politique majeur. L’armée – dont on ne présente plus les réserves sur le processus démocratique – et son omnipotent senior-général Min Aung Hlaing pourraient en profiter pour reprendre temporairement la main, sans intervention musclée ni déborder outre mesure du cadre de la Constitution de 2008, et d’empiéter sur la gestion des affaires nationales. Notamment sur certains dossiers sensibles comme le processus de paix, l’opération contre-insurrectionnelle en Arakan ou les Rohingyas.
L’Occident en retrait
Trop d’éléments font planer le doute sur l’équité et l’impartialité de l’élection : l’absence d’observateurs internationaux et de la presse étrangère, les restrictions de déplacement (couvre-feu et confinement à Rangoun, en Arakan comme dans diverses zones des États Shan et Kachin), l’impossibilité de faire campagne et d’organiser des meetings ou encore certaines annulations du vote (officiellement pour raison de sécurité) dans des circonscriptions où la LND n’est pas en position de force.
Au final, seuls un tsunami épidémiologique ou un mouvement d’humeur de l’armée décidant qu’il en sera autrement – en déclarant l’état d’urgence, par exemple – pourraient empêcher la tenue du scrutin du 8 novembre, second du genre de l’ère « post-junte » entamée en 2011. Même les 5 000 km² submergés et les 140 000 disparus du cyclone Nargis le 2 mai 2008 ravageant l’Ouest birman* n’avaient pas dissuadé les militaires seuls au pouvoir de reporter d’un seul jour le référendum national programmé seulement une semaine plus tard, le 10 mai. Sans préjuger de leur résultat final, ces élections devraient logiquement couronner à nouveau la LND d’Aung San Suu Kyi, mais avec une performance comptable en léger retrait du scrutin de 2015, et voir la myriade de partis ethniques enregistrer une légère progression. Jusqu’à présent, il faut le reconnaître, la campagne électorale s’est globalement déroulée dans une trame pacifique, non violente, dont pourrait s’inspirer nombre d’États de la région. Certes, cette campagne et les enjeux majeurs du scrutin n’ont guère diminué les ardeurs belliqueuses des troupes gouvernementales et de certains groupes ethniques armés (GEA) en divers points sensibles du pays, à commencer par le nord de l’Arakan et les zones sinistrées des États Shan et Kachin.
Accaparée tout entière par une kyrielle d’autres maux domestiques et tourments prioritaires*, la communauté internationale s’est jusqu’à ce jour penchée du bout des lèvres sur ces élections birmanes, ne leur accordant qu’un intérêt très relatif, pour dire le moins. Ne l’oublions pas, jusqu’à l’été 2017 et la crise des Rohingyas en Arakan, les capitales occidentales se trouvaient hier encore au premier rang des adorateurs de la « Dame de Rangoun ». Aujourd’hui, elles plaident en faveur d’un scrutin « libre et honnête », selon l’expression consacrée, et de la poursuite de la transition démocratique. Un processus complexe, engagé voilà une décennie et loin d’être achevé à cette heure. L’Occident se garde majoritairement de tout soutien affiché en faveur de son ancienne favorite, tombée brutalement de son piédestal. Pour ne plus jamais y revenir ?
Par Olivier Guillard – AsiaLyst – 6 Novembre 2020
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