Giscard et les boat-people
Ce sont des images que l’on a oubliées. Et pourtant, comme elles résonnent aujourd’hui. Des esquifs bondés, des corps faméliques, des regards hagards sur les eaux tumultueuses de la mer de Chine.
Des centaines de milliers de boat-people, presque autant dans les camps saturés de Thaïlande, fuyaient la terreur khmère rouge au Cambodge, la guerre civile au Laos et l’écrasement du Sud-Vietnam par les troupes communistes de Hanoi.
Depuis la chute de Phnom Penh et de Saigon en avril 1975, ces images d’errance et de violence racontaient l’envers de la dictature rouge et rappelaient la fureur de la guerre froide. Dans la France de Giscard, ces boat-people d’Asie du Sud-Est, l’ancienne Indochine, vont frapper les esprits et créer un élan de solidarité inédit. «Une grande mobilisation de la société civile et des intellectuels va rencontrer une volonté politique pour permettre un accueil exceptionnel de ces réfugiés, sans comparaison avec les autres demandeurs d’asile», rappelle Karine Meslin, sociologue et autrice d’un ouvrage éclairant sur ces réfugiés du Mékong (1).
L’anticommunisme de droite conflue avec les remords d’une gauche rattrapée par son aveuglement sur la clique exterminatrice de Pol Pot et les troupes envahissantes de «l’Oncle Hô». On se souvient de la formule du «French Doctor» Bernard Kouchner, à la barre du navire de sauvetage l’Ile de lumière : «Il n’y a pas des morts de droite et des morts de gauche.»
Sauver et soigner sans exiger une carte d’identité, ni la couleur des idées. La France s’empare d’une cause. Le point d’orgue de cette mobilisation tous azimuts reste les retrouvailles, en juin 1979, entre deux ennemis de trente ans.
Devant une forêt de caméras et de micros, le libéral Raymond Aron et le marxiste Jean-Paul Sartre lancent un appel : «Des hommes vont mourir et il s’agit de les sauver… Une exigence de pure morale… Il faut sauver les corps», dit Sartre.
La France de Giscard, qui vient de revoir sa politique migratoire et de suspendre l’immigration de travail, va accélérer l’accès à l’emploi, au logement, à la nationalité française pour ces Cambodgiens, Laotiens, Vietnamiens, étiquetés bons étrangers, discrets et travailleurs. Les clichés ont la vie dure. A partir de 1975, la France va en accueillir plus de 1 000 par mois. Ils seront plus de 128 000 jusqu’en 1989. (Et dire que l’on geint aujourd’hui face à quelques dizaines de réfugiés qui se noient dans le cimetière Méditerranée).
Certains comités locaux se plaindront même de ne pas voir arriver plus de réfugiés, souligne Karine Meslin. Souvent naturalisés, ces anciens boat-people restent reconnaissants à VGE de les avoir sortis en masse des bateaux et des camps. Comme cet ancien chauffeur de taxi rencontré par Libé, rescapé in extremis de l’enfer khmer rouge, un matin d’avril 1975.
(1) Les Réfugiés du Mékong. Cambodgiens, Laotiens et Vietnamiens en France. Editions du Détour, 2020.
Par Arnaud Vaulerin – Libération – 3 décembre 2020
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