Le communisme indochinois dans le prisme du 7 janvier 1979
Le 24 décembre 1978, une armée vietnamienne de 120.000 hommes et 30 bataillons du Front Uni National de Salut du Kampuchéa (FUNSK) pénétraient en territoire cambodgien et, au matin du 7 janvier 1979, s’emparaient de Phnom Penh.
Le 5 janvier 1979 s’était tenu à Memot le très singulier 3ème congrès du Parti Populaire Révolutionnaire du Kampuchéa (PPRK) avec 62 participants représentant plus de 200 membres. Curieusement, ce 3ème congrès avait déjà eu lieu 16 ans auparavant en janvier 1963 ; un document de travail de 1985, à l’occasion du 5ème congrès du PPRK clarifiera la situation: « Pol Pot a menti sur beaucoup de questions historiques, notamment sur les relations traditionnelles entre le Parti du Kampuchéa et le parti vietnamien et il a changé le nom du parti en « Parti communiste. Il a également étendu la composition du parti à son groupe pour pouvoir devenir secrétaire général ». Le congrès qui devait se clore le 8 janvier sera interrompu par l’annonce de la chute de Phnom Penh le 7 janvier 1979.
On aura compris qu’il s’agit d’une entreprise de légitimation et que les causes profondes du 7 janvier sont à extirper d’une histoire de plus de 25 ans.
L’indépendance du Cambodge et la conférence de Genève
Le Parti Communiste Indochinois fondé en 1930, et très largement sous domination vietnamienne, sera dissous en février 1951 en 3 partis nationaux dont le Parti Populaire Révolutionnaire Khmer (PPRK).
A la veille de l’indépendance, plus d’un tiers du territoire cambodgien est contrôlé par des forces révolutionnaires rassemblées sous deux étiquettes : L’Armée des Volontaires Vietnamiens au Cambodge (AVVC) et le Front Uni Issarak (FUI).
L’indépendance obtenue le 9 novembre 1953 sera suivi de la conférence de Genève (1954) à laquelle les représentants du FUI ne seront pas admis ; au terme de la conférence, il leur sera ordonné de déposer les armes pour participer aux élections de 1955.
C’est alors que plus de 1000 révolutionnaires cambodgiens partiront pour Hanoi, une partie de ceux qui ont choisi de rester au Cambodge formera le parti Pracheachon et l’autre rentrera dans la clandestinité pour laquelle a opté le PPRK.
Les années Sihanouk et la dualité du communisme cambodgien
Les élections de 1955 consacreront le triomphe du régime du prince Sihanouk, le Sangkum Reastr Niyum (communauté socialiste populaire).
A la fin des années cinquante, de jeunes étudiants khmers formés à Paris rentrent au Cambodge. Selon Ben Kiernan plus de 10 d’entre eux sont devenus membres du Parti Communiste Français dès 1951, parmi lesquels Saloth Sar (Pol Pot) et son beau-frère Ieng Sary. De retour, ils vont progressivement prendre le contrôle d’un PPRK clandestin, affaibli dès 1955 et auquel le coup de grâce a failli être porté en 1959 lorsque son secrétaire général, Sieu Heng, a fait défection. Le 2ème congrès (30 septembre – 2 octobre 1960) voit l’entrée de Pol Pot et de Ieng Sary au comité central.
En 1962, le secrétaire Général du parti, Tou Samouth, est assassiné ; selon des rumeurs qui se révèleront infondées, il aurait été dénoncé par Pol Pot à la police secrète.
En 1963, au terme d’un 3ème congrès extraordinaire (et ultérieurement contesté), Pol Pot devient secrétaire général du PPRK et, quelques mois plus tard, il prendra le maquis avec Ieng Sary.
Dès cette époque, et le fait est essentiel, on peut parler d’une dualité dans le communisme cambodgien. Cette dualité trouve son origine dans le contexte du deuxième conflit indochinois et relève d’une opposition régional / local : d’une part, des vétérans de la lutte des années cinquante qui ont une vision indochinoise du socialisme et qui voient dans la neutralité du régime du prince Sihanouk un facteur positif; d’autre part, le groupe de Pol Pot, implacablement opposé à la monarchie et essentiellement préoccupé par une instauration locale du socialisme.
En termes de modèle, pour les premiers, Moscou et Hanoi et pour les seconds la Chine. Ce dernier point est controversé car les Khmers Rouges minimiseront l’influence idéologique du maoïsme dans leurs documents sur l’histoire du parti.
Des frères ennemis
À cela, il faut ajouter la méfiance des Vietnamiens ; selon Mosyakov et son analyse des relations entre communistes vietnamiens et cambodgiens d’après les archives soviétiques, les cambodgiens étaient suspects aux yeux des vietnamiens d’avoir été éduqués à Paris et non pas à Hanoi et de ne pas avoir participé à la guerre anticoloniale ; ce qui peut en partie expliquer les frictions dès les premiers contacts dans la province de Kampong Cham et à partir de 1966 dans le Rattanakiri.
Selon l’analyse de Ben Kiernan, il convient également de prendre en compte l’attitude du prince Sihanouk qui a contribué à légitimer le clan des « parisiens », au détriment des vétérans de la lutte anticoloniale, en optant pour des ministres comme Khieu Samphan, Hou Yuon ou Hu Nim lorsqu’il s’est agi donner des gages à sa gauche. Sociologiquement, les différences sont également frappantes, d’une part un groupe urbanisé qui a bénéficié d’une éducation au lycée Sisowath et, plus tard, dans des universités françaises, d’autre part des personnalités issues d’un milieu paysan qui n’ont souvent reçu d’autre éducation que celle de la lutte anticoloniale.
Le coup d’état de mars 1970 et ses suites
La lutte armée des futurs vainqueurs de 1975 végétait depuis des années dans les confins du Ratanakiri. Ils étaient considérés comme quantité négligeable par les Vietnamiens qui avaient des intérêts autrement plus importants dans la neutralité du régime de Sihanouk.
A la suite du coup d’état du 18 mars 1970 qui renverse le régime du prince Sihanouk et de l’appel à la résistance de ce dernier, ils accèdent à une importance politique du jour au lendemain. C’est à partir de ce moment qu’ils bénéficieront d’un soutien militaire vietnamien, armes et entrainement, qui leur sera indispensable au moins jusqu’à la fin de l’année 1972.
La suite est bien connue, Phnom Penh tombe le 17 avril 1975 et le régime du Kampuchéa Démocratique s’instaure : 3 ans, 8 mois et 20 jours de terreur.
Le Vietnam en guerre : entre Chine et Union Soviétique
Suite à la chute du camp retranché de Dien Bien Phu (7 mai 1954) eut lieu la conférence de Genève, point final du premier conflit indochinois ou guerre française (1946 – 1954). La conférence allait se traduire par la création de deux états : au nord, la République Démocratique du Vietnam, communiste et, au sud, la République du Vietnam, un régime dont le soutien américain allait se révéler vital. Au passage, il est piquant de noter que l’allié américain de la République du Vietnam n’était même pas signataire des accords de Genève.
Les accords de cette conférence de Genève (avril-juillet 1954) possédaient tous les ingrédients requis pour provoquer un deuxième conflit indochinois.
Tout en prônant une réunification future (1956), ces accords l’hypothéquaient lourdement en créant de fait une division qui allait se révéler durable : une frontière étanche (le 17ème parallèle), un échange de population et, par-dessus tout, la mise en place de deux régimes qui allaient aussitôt manifester des visées antagonistes.
Très vite, le nord Vietnam comprend que si la réunification pacifique des accords de Genève est un vœu pieux, la mise en place d’une guerre est tout aussi utopique. Nous sommes en 1960. La mort de Staline en 1953 est suivie, en 1956, par le 20ème congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique qui entérine la déstalinisation ; en clair, en URSS, l’époque n’est plus à la guerre.
C’est à ce moment que le Nord Vietnam prend la décision tactique de s’aligner sur les positions chinoises, à savoir la théorie maoïste de l’inéluctabilité de la guerre mondiale.
Un coup de poker remarquable : une fois acquis le soutien de la Chine à sa lutte, les autres acteurs du monde communiste n’ont d’autre choix que de prendre position sur la question vietnamienne qui, de fait, se positionne au cœur du débat.
On a souvent parlé de petits pays comme des jouets de la politique des grands… En l’occurrence, c’est exactement le contraire qui se produit : le Vietnam du Nord tire désormais les ficelles, au moins pour un temps. Un véritable exploit qui a consisté, en jouant sur la rivalité entre la Chine et l’URSS, à faire émerger cette guerre comme un enjeu essentiel pour le monde communiste.
En résumé, la 2ème guerre du Vietnam neutralise tous les antagonismes du monde communiste et permet aux Vietnamiens du Nord de bénéficier, outre le soutien idéologique chinois, de l’armement soviétique.
Le Vietnam du Nord « surfera » avec brio 15 années durant entre les deux puissances communistes.
Seulement voilà, avec la chute de Saigon (1975) et la proclamation de la République Socialiste du Vietnam (1976), la guerre est finie et le Vietnam uni cesse d’être un enjeu. Désormais il faudra choisir son camp, d’autant plus que la situation entre les deux grands états communistes ne s’est pas améliorée et qu’une recomposition géopolitique s’esquisse avec un lent rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis.
Le Vietnam tente d’abord de continuer à louvoyer entre l’URSS et la Chine, mais sans succès. Les négociations qui débutent en février 1976 avec le Kampuchéa Démocratique échouent également. Cerise sur le gâteau : l’échec final des négociations pour établir des relations diplomatiques entre les Etats-Unis et le Vietnam ; en 1978, les Etats-Unis annoncent l’établissement de relations diplomatiques avec la Chine Populaire le 1er janvier 1979. Au début de l’année 1978, le Vietnam est désormais totalement isolé.
Le Kampuchéa Démocratique, avec le soutien de la Chine, envoie ses commandos en territoire vietnamien : tueries, viols, destructions, pillages se succèdent… La décision de la Chine de construire un grand aérodrome militaire dans la région de Kampong Chhnang forcera la décision vietnamienne. En juillet 1978, le secrétaire du P.C. Vietnamien, Le Duan, se rend à Moscou et signe un traité d’amitié et de coopération avec l’URSS ; c’est le prix à payer par le Vietnam pour assurer sa sécurité.
La chute du Kampuchéa Démocratique
Les attaques répétées des khmers rouges contre le Vietnam allaient être la cause directe de la chute du régime. Chose à peine pensable jusque là, un régime communiste allait renverser et remplacer un autre régime communiste.
David Chandler a proposé de voir dans les confessions de S21 une sorte de baromètre de la politique extérieure du régime des Khmers Rouges. A partir de septembre 1976, les confessions, obtenues sous la torture, de Keo Meas et d’autres vétérans du parti rentrés de Hanoi montrent que l’ennemi numéro 1 du Kampuchéa Démocratique n’est plus les USA mais le Vietnam.
Dès octobre 1977, les vietnamiens ont commencé à mettre en place un front uni dans le but d’en finir avec le régime de Pol Pot, avec, en premier lieu le groupe des Khmers Viet Minh restés au Vietnam après 1954 ; il en émergera 3 personnalités de premier plan : Pen Sovan, Chan Si et Chea Soth ; à ce groupe s’ajoutera le nombre croissant des déserteurs de l’armée du Kampuchéa Démocratique dont Hun Sen en 1977 et Chea Sim en 1978.
Le 2 décembre 1978, dans une zone libérée de la province de Kratie, Heng Samrin, président du FUNSK, fait une lecture des onze points du programme du front. Cette première entreprise de légitimation comporte trois aspects saillants : le régime Khmer Rouge n’est pas communiste, c’est « un régime militariste et dictatorial d’une férocité inégalée » ; le front est prêt à accueillir les cadres militaires et politiques khmers rouges qui reconnaîtront leurs erreurs car ils ont été eux aussi victimes de « la clique réactionnaire Pol Pot – Ieng Sary et leurs familles » ; la condamnation de la Chine maoïste qui « a encouragé et soutenu jusqu’au bout ces traîtres et ces tyrans ». En bref, les 3 ans, huit mois et 20 jours sont une parenthèse tragique qui n’a rien à voir avec le socialisme, ce qui sera confirmé et amplifié un mois plus tard par le 3ème congrès du parti qui étendra la parenthèse à 16 ans d’histoire du PPRK.
En épilogue…
De l’indépendance du Cambodge en 1954 à la chute de Phnom Penh (1979), le 7 janvier offre une vision rétrospective des évènements complexes et disparates dont il est la conséquence et entre lesquels il permet de tisser des liens : les origines du communisme cambodgien et sa dualité, la rivalité entre communistes cambodgiens et vietnamiens, la lune de miel Moscou-Pékin-Hanoi pendant le deuxième conflit Indochinois, le divorce et l’amorce d’une recomposition géopolitique après 1975.
À cet égard, le 7 janvier est un aboutissement et, de fait, il est aussi rupture entre un avant et un après.
Les évènements qui suivront la chute de Phnom Penh et la création dans la foulée de la République Populaire de Kampuchéa (RPK) ont été qualifiés de « 3ème conflit Indochinois ». Or cette nouvelle guerre est bien différente des deux précédentes en ce qu’elle traduit une configuration géopolitique totalement autre avec l’émergence d’un nouvel axe Washington-Pékin qui s’opposera frontalement à l’axe Moscou-Hanoi.
Par Jean Michel Filippi – Lepetitjournal.com – 7 janvier 2021
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