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Bonnes feuilles : « Idées reçues sur le Viêt Nam »

Le récent XIIIe congrès du Parti communiste vietnamien, qui s’est déroulé sous le signe de la continuité et de l’unité, a donné au parti au pouvoir l’occasion de se féliciter de la forte croissance économique du pays et de l’efficacité de sa gestion de la pandémie. 

Dans cet ouvrage qui vient de paraître aux éditions Le Cavalier Bleu, Hiên Do Benoit, docteure en science politique de Sciences Po Paris, maître de conférences au Conservatoire national des Arts et Métiers et chercheure au Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action (CNAM-LIRSA), s’intéresse à la société, à la culture ainsi qu’à l’histoire politique et économique du Viêt Nam et nous donne des clés de compréhension de cet État pas comme les autres. Nous présentons ici le chapitre qui traite de l’idée reçue selon laquelle le pays serait aujourd’hui encore pleinement communiste.

On entend dire et voit écrire encore souvent qu’avec l’effondrement de l’Union soviétique, le Viêt Nam reste aux côtés de la Chine, de la Corée du Nord, du Laos et de Cuba le dernier observatoire du communisme.

Il faudrait tout d’abord se garder de confondre le communisme avec le Parti communiste (PC), effectivement parti unique au pouvoir au Viêt Nam, un réseau tissé de 5,2 millions de membres en 2019, soit aux alentours de 5 % de la population. Mais au sein de ce régime politique monopartiste, le communisme en tant que doctrine sociale, basée sur l’abolition de la propriété individuelle et sur la mise en commun de tous les moyens de production, et tendant à substituer au régime capitaliste une forme de société égalitaire et fraternelle, est en voie de réformation complexe. Il n’est plus question aujourd’hui de parler de la lutte des classes ; l’« économie de marché suivant l’orientation socialiste » remplace officiellement l’économie planifiée et centralisée ; la propriété privée n’a jamais été aussi valorisée, en tant que moteur dans le processus de développement national. Alors, que reste-t-il du communisme et jusqu’où va le communisme vietnamien ?

Le VIᵉ congrès du Parti communiste du Viêt Nam en 1986 était bien la prise de conscience de la nécessité des « réformes » pour redresser l’économie en faillite et sortir le pays de l’hostilité, due au conflit au Cambodge, d’une bonne partie de la planète. Le choix du Viêt Nam était judicieux, au moins pour cette période-là : la volonté de maintenir l’équilibre du pouvoir, de renforcer la légitimité politique du régime allait dans le même sens que la priorité du développement économique. Un État ne peut généralement être politiquement pertinent sans bénéficier d’une situation économique saine et, corrélativement, tout effort en faveur du développement économique reste vain s’il n’est pas accompagné d’un environnement politique stable.

Ainsi, depuis le VIe congrès, le Parti communiste était-il prêt, non pas à remettre en cause son contrôle du pays, mais à corriger ses erreurs dans la construction du socialisme. C’est ce que son Premier ministre Vo Van Kiêt a précisé au Forum économique mondial de Davos en février 1990 :

« Rénover n’est pas faire table rase du passé, ce n’est pas non plus abandonner le socialisme, mais chercher à concevoir plus clairement un socialisme humain, perfectionné. »

Encourageant la mobilisation politique autour des campagnes de critique et d’autocritique sans pour autant tolérer le pluralisme, les réformes de toute nature sont restées strictement contrôlées par le Parti. Le plat mijoté du renouveau ressemblait très probablement plus par son goût à une recette chinoise qu’à celle de la perestroïka russe. L’essentiel demeurait intact : le marxisme-léninisme, le centralisme démocratique, le monolithisme du régime politique. La dénomination « République socialiste » ayant été conservée, il était admis que le socialisme soviétique avait fait son temps et qu’il fallait redéfinir le socialisme.

Ainsi au Viêt Nam, pour être « réformateur », on n’en demeurait pas moins fidèle au Parti, même s’il s’agissait d’un Parti qu’il fallait renouveler, moderniser, démocratiser. Il est intéressant d’observer que déjà en 1987, Nguyên Van Linh, alors secrétaire général du PC, avait remis en cause la stratégie économique du « saut de l’étape capitaliste », qui était à ses yeux « irréaliste et nuisible ». Or, depuis les Luân cuong chinh tri (thèses politiques) présentées en octobre 1930 à Hongkong par Trân Phu, premier secrétaire général du Parti communiste indochinois, puis renforcées par l’économie de guerre et prolongées en 1977 par le IVe Plan, c’était cette mutation qui légitimait les fondements conceptuels du développement socialiste vietnamien. Avec les Thèses politiques, le Parti s’était donné une orientation économique proche du modèle soviétique de « développement par étapes » linéaires. Ce modèle se proposait, entre autres, de « sauter l’étape du développement capitaliste », c’est-à-dire de passer sans transition d’un mode de production « féodal » et « colonial » au mode de production « socialiste », nous rappelle l’ethno-historien Pierre-Richard Féray. S’ajoutait également à cette recette une idée-force érigée en dogme, en Asie, par Mao Zedong : placer l’idéologie au poste de commandement économique. Les réformes depuis 1986 tentaient d’inverser la tendance.

Le mode de pensée en politique internationale basé sur une vision du monde à travers les seuls critères idéologiques opposant socialisme et capitalisme avait longtemps suffi à permettre aux dirigeants d’obtenir une aide internationale sous la forme d’un soutien des « pays frères ». La crise de la fin des années 1980 leur a montré que les partenaires, mais aussi les critères d’éligibilité, avaient changé. Pour assurer le développement du Viêt Nam, mais aussi la pérennité du pouvoir qu’ils représentaient, les hommes de la guerre d’hier n’ont pas renoncé aux impératifs de « sécurité et d’indépendance » du pays. Ils se sont seulement efforcés pour ce faire de tenir compte du nouveau contexte afin de profiter de « conditions internationales favorables ». Si tous s’entendaient à considérer que le pragmatisme devait s’imposer, certains dirigeants semblaient penser que l’échec du socialisme n’était pas dû à la crise de la doctrine marxiste-léniniste, mais aux erreurs dans les « perceptions théoriques » et dans « l’application » du code doctrinal.

Visant l’industrialisation et la modernisation au service de l’objectif ultime, « un peuple prospère, un État puissant, une société équitable, démocratique et civilisée », la stratégie choisie a été formulée lors du Xe congrès du Parti communiste (avril 2006) dans des termes apparemment clairs : continuer et renforcer « les réformes », perfectionner « l’économie de marché suivant l’orientation socialiste » et réussir « l’intégration économique internationale ». Précisant comme conditions premières de sa réussite une unité nationale fortement mobilisée et un environnement stable et sécurisant, cette stratégie globale, qui se concrétise par une double action à la fois interne et externe, ne va pourtant pas sans difficulté ni équivoque.

Comment devrait-on désormais gérer l’ouverture à la modernité et aux opportunités de développement, tout en préservant la souveraineté et l’identité nationales ? Comment faire pour ne profiter que des « points positifs » du capitalisme dans la poursuite de la construction du socialisme ? Tout en réitérant la ferme volonté vietnamienne de ne pas se laisser diluer dans la globalisation, le général Vo Nguyên Giap ne saurait dissimuler, dans une conversation avec l’ancien secrétaire d’État américain à la Défense Robert McNamara le 9 novembre 1995 à Ha Noi, la périlleuse épreuve de la réalité à laquelle le Viêt Nam est confronté :

« Aujourd’hui, le Viêt Nam mène sa politique étrangère multilatérale. Il a ses propres identités culturelle et philosophique, mais son niveau technologique et de gestion économique laisse encore à désirer. Nous entendons bénéficier des précieuses connaissances et expériences de tous les pays sans pour autant mettre en cause notre culture, notre esprit d’indépendance et d’autonomie et nos traits de caractère vietnamiens. »

En traçant les différentes étapes de ce qu’il appelle le « dialogue interculturel entre le Viêt Nam et l’Occident », l’intellectuel Huu Ngoc révélait dans des termes encore plus précis tout l’enjeu dont les Vietnamiens devraient mesurer la portée :

« Dans le dialogue culturel que nous menons avec l’Occident, nous ne sommes pas dans une position d’égal à égal à cause de notre niveau de développement économique […], il ne nous est nullement facile de préserver notre identité nationale. »

Tout en s’abstenant de mettre en cause le socialisme, objectif à maintes reprises confirmé dans les documents importants du PC (XIe et XIIe congrès du PC respectivement en 2011 et en 2016), on propose une sorte de pragmatisme économique qui ne vise qu’à rendre plus cohérente l’idéologie actuelle, en y injectant une forte dose de nationalisme. C’est bien à l’extérieur et par rapport à l’extérieur que le nationalisme vietnamien d’aujourd’hui trouve de nouveaux élans et de nouvelles sources d’inspiration. « Un peuple prospère », slogan qui prend l’allure de la fameuse formule « s’enrichir pour enrichir le pays », lancée par le Chinois Deng Xiaoping en janvier 1992, devient un quasi-néologisme pour exprimer le patriotisme dans le pays d’aujourd’hui. Le sommet symbolique en a probablement été les décisions prises lors du Xe congrès du Parti communiste, qui a entériné les résultats d’un débat houleux depuis des années sur, d’un côté, la capacité et le droit de tout membre du Parti, en tant que citoyen, d’être « prospère » et de contribuer ainsi à la prospérité collective et, de l’autre, sur le possible glissement de la mise en valeur de ce droit vers le terrain du « capitalisme », contraire à la déontologie, voire à l’idéal du Parti. En tout cas, les membres du Parti communiste peuvent désormais – directement et officiellement – « faire de l’économie privée », tout en préservant « la qualité de membre du Parti et l’essence du Parti ».

En faveur d’une sécurité globale axée sur le pivot économique, l’unité nationale, le sens de la collectivité et le rôle consolidé de l’État et du Parti restent l’instrument clé pour faire barrage à ce que l’élite politique appelle « les forces hostiles » du socialisme. Citant les propos de Hô Chi Minh à l’anniversaire de la fondation du PC en février 2007, le secrétaire général Nông Duc Manh n’a pas hésité à condamner l’individualisme qui, faisant perdre l’unité nationale, était bien « nuisible aux intérêts de la révolution et du peuple ».

Au Viêt Nam, dit encore l’intellectuel Huu Ngoc, l’esprit communautaire, contraire à l’individualisme occidental, est « compris dans le sens d’esprit national, d’amour de la patrie ». Pour le stratège Vo Nguyên Giap :

« La solidarité, le grand esprit d’unité, caractéristiques de la culture vietnamienne, ont donné à la Nation toute sa véhémente vitalité. »

Cependant, dans ce pays où les premiers résultats économiques sont attribués aux valeurs asiatiques, qu’elles soient l’assiduité, le sens de la communauté, la stabilité de la famille, etc., certaines valeurs occidentales reconnues comme universelles y sont également jugées nécessaires. C’est alors au cours d’un séminaire international ayant pour thème « Les valeurs asiatiques et le développement du Viêt Nam dans une perspective comparative », organisé en mars 1999 à Ha Noi, que le génie vietnamien s’est particulièrement vu auréolé du savoir-faire, parce qu’il avait su garder une certaine stabilité, au-delà des « bouleversements économiques et sociaux à l’échelle internationale et nationale », non seulement « grâce au maintien partiel des valeurs traditionnelles », mais aussi « en adoptant avec mesure certaines valeurs occidentales comme droits de l’individu bien compris, démocratie, égalité des sexes, etc. »

Par Hien Do Benoit – The Conversation – 17 février 2021

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