En Birmanie, « ceux qui ont pris le pouvoir n’ont aucune limite »
Jérémy*, un trentenaire français vivant en Birmanie depuis près de dix ans ans, nous raconte un quotidien bouleversé par le coup d’État du 1er février et la violente répression des manifestations pro-démocratie par la junte.
«D’une révolte, ça va finir en révolution». D’une voix posée, Jérémy* essaie de ne pas exposer son stress. Mais l’inquiétude est là, pour ce trentenaire français qui vit et travaille en Birmanie depuis près de dix ans : «J’essaie d’être concentré, mais c’est inimaginable». Depuis le coup d’État du 1er février, refusé par la population qui proteste quotidiennement dans les rues du pays, la situation s’est dégradée. Les militaires répriment violemment ces manifestations, coupent Internet toutes les nuits et sèment la terreur face à des manifestants, majoritairement de jeunes adultes, prêts à tout pour ne pas revenir en arrière, à la dictature de la junte.
Amnesty International a dénoncé des «exécutions extrajudiciaires» et Thomas Andrews, expert indépendant mandaté par les Nations unies sur ce dossier, a évoqué de possibles «crimes contre l’humanité» commis par la junte, citant «meurtres, disparitions forcées, persécutions, tortures et incarcérations en violation des règles fondamentales du droit international». «Les Birmans m’ont parlé de bain de sang», nous confirme le Français.
Le coup d’État ? « Je pensais que c’était impossible »
Jérémy a été, comme beaucoup, surpris par le coup d’État du 1er février qui a renversé la cheffe de l’État de facto Aung San Suu Kyi. Les élections de novembre dernier «s’étaient bien passées», se souvient-il : «Sur le moment, la victoire a été assurée, validée. Il y avait eu une contestation du parti représentant l’armée, mais peu virulente.» Il est rentré pour les fêtes en France, s’est astreint au confinement de deux semaines dans une chambre d’hôtel à son retour, pandémie de Covid-19 oblige. Et le 1er février, il est «tombé de sa chaise» : «Je pensais que c’était impossible.»
Il est arrivé en Birmanie en 2012-2013 et y a lancé une entreprise avec des amis, sentant «une opportunité incroyable» dans ce pays si longtemps fermé qui commençait à s’ouvrir au tourisme, au commerce extérieur, au monde. «Tout était à faire», note-t-il. En sept ans, son entreprise a multiplié par dix son chiffre d’affaires et emploie 90% de Birmans. Il a bien vu l’évolution du pays : la Birmanie s’ouvre peu à peu, «le gouvernement civil composé d’anciens militaires donne des gages au monde et obtient la levée des sanctions». Le tourisme se développe, les entreprises internationales s’installent, les moyens de communication fleurissent.
Mais en 2017, le traitement des Rohingyas, cette minorité musulmane rejetée par les Birmans et contrainte à l’exil au Bangladesh voisins après des violences, entache sérieusement l’image de la nouvelle Birmanie. Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix érigée en héroïne de la liberté devenue une dirigeante «aux mains liées», voit sa réputation écornée en défendant, devant la Cour internationale de justice, la junte accusée de génocide envers les Rohingyas. Dans le même temps, l’amélioration des infrastructures, trop faible par rapport à la demande, freine le développement du tourisme. La pandémie de Covid-19 a également touché la Birmanie, qui déplore près de 150 000 cas pour 3200 décès. «Mais le système hospitalier est très peu développé», rappelle Jérémy, évoquant «une première vague soft, et une deuxième en septembre-octobre plus costaude».
« Les manifestants n’ont rien à perdre. Ils savent que sinon, c’est un retour à la dictature »
Après le coup d’État, la protestation s’est rapidement formée. «L’armée s’est dit que ça se calmerait, mais non. Aujourd’hui, c’est ingérable. D’une révolte, ça va finir en révolution», prédit Jérémy. Il respecte les conseils des autorités françaises en Birmanie –elles recommandent de toujours «avoir ses papiers et de l’argent liquide» sur soi– et ne participe pas aux manifestations, mais il les entend, s’arrange avec ses employés pour qu’ils puissent protester. «Ce sont des manifestations de jeunes. Ils ont grandi avec internet : depuis 2010 et l’arrivée d’internet, ça a littéralement explosé. Pour les Birmans, internet, c’est Facebook.» C’est via ce réseau social –banni par les autorités depuis un mois mais auquel ils accèdent grâce à un VPN– qu’ils se donnent rendez-vous pour des manifestations «plus ou moins grandes». «Ils sont connectés, jusqu’en boutistes : ils n’ont rien à perdre. Ils savent que sinon, c’est un retour à la dictature.»
Face à la violence de la répression, les Birmans s’organisent : «Ils ont mis en place des barricades improvisées pour ralentir les militaires et être tranquilles chez eux. La nuit, pendant le black-out d’internet, il y a des raids, des rapts de l’armée. Avec les lois d’exception, ils envoient directement les gens en prison, donc les militants font des rondes pour signaler et défendre les interpellés. Il y a une véritable solidarité, un sens du collectif», salue celui qui, tant que les autorités françaises ne l’ordonneront pas, compte rester en Birmanie.
Ce black-out d’internet peut sembler superflu mais «c’est un ressenti terrible» : «C’est frustrant, c’est une privation de liberté incroyable. À partir d’une heure du matin, ça coupe, je ne peux plus rien faire.» Les communications sont compliquées, parfois écoutées, surtout celles des militants identifiés. «Les techniques sont de plus en plus affutées.»
* Son prénom a été modifié pour sa propre sécurité
Par Kahina Sekkai – Paris Match – 13 mars 2021
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