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Birmanie : la guerre sans fin des résistants Karens

La jungle est leur alliée. Voilà sept décennies que, dans l’est de la Birmanie, ces soldats karens et leurs aînés mènent une guérilla sans merci pour l’autonomie de leur ethnie.

Avec des moyens sommaires, ils font face à la répression féroce d’un pouvoir central qui frappe aveuglément et martyrise ses minorités. Nos reporters ont réussi l’exploit de se rendre sur la ligne de front, aux côtés des rebelles chrétiens. Une expédition à hauts risques.

C’est une croix misérable, une croix de pas grand-chose, deux morceaux de bois pleins d’échardes et de rainures ramassés au hasard, enchâssés à la va-vite et plantés dans un sous-bois attenant à une rizière. À même l’humus, sur un tapis de feuilles, reposent une paire de sandales en caoutchouc, des godillots de marche et quelques effets personnels. Mains jointes, les yeux mi-clos, embués de larmes, Naw Lu De, 50 ans, ses six enfants, son gendre et son petit-fils y prient pour l’âme de leur mari, père, beau-père et grand-père. Leur foi catholique a beau être profonde, le chagrin est toujours là. Immense.

Visage grave et constellé de ridules de mater dolorosa, la tête recouverte d’un foulard, Naw Du Le se remémore cette soirée maudite du 8 avril 2021 où, à 18 heures, sa vie a basculé. Le jour s’estompait. Elle pilait du riz dans sa courette. Son mari, Saw Pha Ki Bue, 55 ans, préparait le dîner dans la cuisine. Soudain, un son suraigu suivi d’un vacarme assourdissant. Leur bâtisse en bois du village de Ye Mu Plaw, pourtant située à 10 kilomètres de la ligne de front, venait d’être touchée par un tir de mortier de l’armée birmane. « Notre maison baignait dans une épaisse fumée, raconte la veuve entre deux sanglots. Soudain, j’ai aperçu la lampe frontale de mon mari. Je me suis précipitée. Il gisait sur le sol, les yeux exorbités, éventré par les éclats d’obus, tripes et intestins dehors. J’ai dit à mes enfants de l’enlacer une dernière fois puis d’aller se cacher dans la jungle. Quatre heures plus tard, nous l’enterrions. »

Depuis l’indépendance de la Birmanie, en 1948, les 7 millions de Karens mènent la plus longue guerre civile de notre temps

Chaque semaine, des civils meurent en pays karen. Et malgré les cessez-le-feu sporadiques, cela fait plus de soixante-dix ans que ça dure. Depuis l’indépendance de la Birmanie, en 1948, cette ethnie vivant aux confins de la frontière thaïlandaise, sur la rive est du fleuve Salouen, réclame son autonomie et livre une guérilla sans merci et terriblement meurtrière à l’armée de l’État central.
Avec une population évaluée entre 5 et 7 millions d’âmes, les Karens représentent le troisième groupe ethnique de Birmanie. D’origine tibétaine, ils sont arrivés sur ces terres en 700 avant J.-C.

Au long de leur histoire, les Karens ont été tributaires de la politique des États dominants qui ont cherché à les assimiler : Môns, Birmans, Thaïs, puis les juntes successives. Depuis le coup d’État du 1er février 2021, qui a porté au pouvoir le général Min Aung Hlaing, les combats ont redoublé d’intensité. Avec des centaines de morts et environ 103 000 réfugiés, chassés de leur domicile par la guerre, dans le seul État karen. Plus de 230 000 si l’on ajoute les provinces des autres ethnies en lutte. Dans une Birmanie cadenassée, interdite aux étrangers, Paris Match est le premier média international à pénétrer au cœur du pays, sur ce front. Pour être précis : dans le district de Papun, territoire à dominante chrétienne baptiste (les Karens sont à 60 % bouddhistes) contrôlé par la 5e brigade de la KNU (Union nationale Karen), le mouvement de résistance karen qui administre cette zone libre divisée en sept brigades. Et à 150 kilomètres de la capitale birmane, Nay Pyi Taw.

Dix fois, vingt fois, ce reportage a failli ne pas se faire. Durant trois semaines, il a fallu crapahuter, soixante-dix heures au total, dans l’une des plus vieilles forêts tropicales du monde, sur des chemins de latérite et de boue à la déclivité monstrueuse et sous les trombes d’eau de la mousson. Exténués, parfois au bord de l’apoplexie, nous avons escaladé puis descendu, de nuit, des dénivelés de 800 à 1 000 mètres, dans une jungle humide et épaisse de tecks, de figuiers étrangleurs ou de jacarandas, à la lumière d’une lampe frontale, pour éviter les patrouilles. Nous avons bivouaqué sous un chapiteau ouvert aux quatre vents, entourés de scolopendres et de serpents à la morsure létale : cobras, kraits bagués ou vipères de Russel.

Pour nous guider et nous protéger dans cet environnement hostile, un personnage hors du commun : David Eubank. Sec, trapu, tout en muscles et en gainage, cet Américain de 60 ans est un volcan en éruption permanente. « Larger than life », diraient ses compatriotes. Né au Texas, mais élevé en Thaïlande dès l’âge de 9 mois par un père pasteur et une mère ancienne chanteuse, il a été soldat, membre des forces spéciales de l’armée américaine, avant de fonder, en 1997, les Free Burma Rangers (FBR), une organisation qui, en Birmanie, vient en aide aux réfugiés et aux peuples en souffrance. Au plus près des conflits. S’il a secouru de nombreuses ethnies en guerre, comme les Kachins, les Shans ou les Arakanais, c’est aux Karens du nord, dont il parle la langue vernaculaire et partage la fervente foi chrétienne, qu’il a consacré sa vie. David Eubank a formé 5 000 d’entre eux à la médecine d’urgence, au maniement de la caméra, pour témoigner des atrocités de l’armée birmane, et à l’aide humanitaire. Il a entraîné dans son aventure sa femme, Karen, et leurs trois enfants, Sahalee, 21 ans, Suuzanne, 19 ans, et Peter, 15 ans. Tous baroudent avec lui, en symbiose, dans la jungle et sur d’autres zones de conflit, comme la Syrie, le Kurdistan irakien ou le Soudan. « Nous allons là où aucune ONG ne va, là où résonnent le bruit des armes et le lamento des réfugiés », témoigne, entre séances de pompes et de prières, celui que ses rangers appellent Tha-U-Wah-A Pa, « le père du singe blanc ».

Au cœur d’une forêt de pluie, sur un haut plateau du pays karen caché par les frondaisons, David Eubank a édifié – au prix de 4 000 voyages de trente heures en transportant le matériel à dos d’homme – une base-vie pour former ses rangers et apporter des secours au plus vite sur les théâtres de leur guerre. Ici, une école. Là, un hôpital. « Des villageois marchent cinq jours pour venir consulter. Ils arrivent souvent en “bamboulance”, un hamac suspendu à une branche de bambou », explique un médecin américain, ici incognito. Nous l’appellerons Dr Kaw, de son surnom local signifiant « rat de bambou ». En ce matin pluvieux, la clinique compte cinq patients dont Kalay, 26 ans, et Mee They, 27 ans. Tous deux sont jeunes, pleins de sève, mais leur vie est déjà brisée. Ils ont été blessés par des mines antipersonnel. Leurs mains sont en partie arrachées. Il y a peu de chances de sauver leurs yeux. « Il va falloir s’accrocher. Une nouvelle vie commence. Elle va être différente », susurre avec douceur et compassion le Dr Kaw. Aider, soigner, protéger : les intentions des Free Burma Rangers sont non belliqueuses. Pourtant, en un quart de siècle, ils ont payé un très lourd tribut à la guerre.

Les blessés arrivent en «bamboulance», un hamac suspendu à une branche de bambou

« Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » : dans le petit bureau de David Eubank, ce verset de l’Évangile selon saint Jean est placardé sur une cloison de planches de bois enchevêtrées. Sur ce mur des héros, une trentaine de photos de rangers karens ou kachins, visages à peine sortis de l’enfance et tombés au champ d’honneur. « Celui-ci a été déchiqueté par une mine. Celui-là a été tué par un sniper. Cet autre a été capturé et torturé par les soldats birmans qui ont épluché son corps, lambeau de peau par lambeau de peau, deux jours durant… » commente l’Américain. « C’est une guerre sans fin, une guerre oubliée », poursuit-il. Face à cet homme que Karen, sa femme, décrit comme « un cœur de missionnaire et une âme de soldat », se dresse une armée birmane qui n’a rien à envier dans l’ignominie aux Waffen-SS de l’armée nazie. Le crime de guerre est leur quotidien. « J’ai vu des femmes de Dieu, missionnaires, violées puis achevées à coups de bâtons, des enfants de 5 ans abattus d’une balle entre les yeux, des gens brûlés vifs dans leur maison. Autant de victimes innocentes », confesse-t-il. Pour comprendre la douleur du peuple karen et la réalité de cette guerre, la plus longue du monde, nous nous embarquons dans un de ses commandos humanitaires. Direction : la ligne de front.

Première étape, après une interminable randonnée : Day Pu No, gros bourg bombardé – une première en sept décennies – par l’aviation birmane, le 27 mars. Le village approche. Au faîte d’un raidillon, bordant une rizière, voilà les premiers réfugiés. Ils sont une vingtaine de pauvres hères, quatre familles entassées dans des habitats de fortune, huttes en bambou chapeautées de feuilles de palmier ou de toile cirée. Le soir du raid, à 19 h 5, Soy Mu Maw, 43 ans, sa femme, Nay Moo, 35 ans, et leurs six enfants de 5 à 16 ans récitaient le bénédicité avant le repas du soir. « Soudain, j’ai entendu un “bang !” à 5 mètres de chez nous, chez les voisins. Leur maison était en feu. L’un avait été tué sur le coup, l’autre était transformé en torche vivante », raconte Soy Mu Maw d’une voix blanche. Lui-même a reçu au visage un éclat d’obus qui lui laisse une balafre.

«Mon mari n’était pas à la maison. Quand les bombes sont tombées, j’étais seule avec mes deux garçons de 1 et 4 ans. J’ai couru dans la jungle, pieds nus, mes deux enfants dans les bras. Nous avons passé deux jours sans nourriture, dormant sous une pluie fine », se souvient Naw La Ki Paw Shee, 26 ans. « Cinq personnes sont mortes. Une vingtaine ont été blessées, mais nous avons peur de revenir au village », racontent Say Saw Ka Soe, 46 ans, et sa femme Naw Thoo Nag, 37 ans. Leurs quatre enfants de 2 à 12 ans, encore sous le choc, courent se cacher dans la jungle dès qu’ils entendent le tonnerre.

À Day Pu No, les stigmates des bombardements sont partout présents : cratères béants, arbres calcinés, maisons détruites. Voilà trois mois, la ville comptait 5 000 habitants. À peine un quart d’entre eux ont regagné leurs logis, dont Yoe Ah, 38 ans : « L’aviation birmane a opéré de trois façons : bombes, roquettes et mitraillage. Les frappes ont duré jour et nuit. C’était terrifiant. » L’école du village, qui accueillait 700 enfants, a été partiellement détruite, ainsi qu’une trentaine de maisons. « Cela ne va pas entamer notre détermination », explique Ten Der, 60 ans, le boss local de la KNU. « Depuis soixante-dix ans, nous combattons seuls, sans aide ni support de l’étranger, face à un ennemi qui ne fait pas de différence entre soldats et civils. » La branche militaire de la KNU, la KNLA (Armée karen de libération nationale), a mis le feu aux poudres en s’emparant, au printemps, de deux avant-postes de l’armée birmane sur le fleuve Salouen. « Sur les cinq premiers mois de l’année, il y a déjà eu 500 combats ou escarmouches », raconte Saw Mu He, 70 ans, figure de la KNLA à Day Pu No. « Au total, poursuit-il, nous avons tué 600 soldats birmans contre 30 pertes chez nous. Notre armée compte plus de 7 000 hommes [le double avec les autres factions et les réservistes]. Ces derniers mois, de nombreux jeunes, venus de toutes les régions de Birmanie, ont rejoint la lutte. »

Pour nous convaincre, nous continuons nos pérégrinations le long des méandres de la Yunzalin, à travers les mamelons et les à-pics bourbeux. Bien plus loin, protégé par la canopée, dans une clairière où mousse un petit torrent, un havre d’espoir et de liberté. Ici, la KNU a installé un camp top secret : des baraquements de bois, une aire d’entraînement pour former l’« armée de l’ombre ». Ce matin, c’est la cérémonie de clôture de la session de formation, classe juin 2021, de ces jeunes Birmans qui refusent la dictature. Ils sont une cinquantaine d’apprentis résistants, juvéniles. Moue innocente pour les gars, visage barbouillé de thanaka (une écorce de bois qui sert de maquillage) pour les filles. La plupart viennent de grandes villes, Rangoun, Mandalay ou Toungoo, mais ont du sang karen et rêvent de Kaw Thoo Lei, l’État libre et indépendant karen. Ils ont rejoint le maquis après une odyssée à travers la jungle et les routes inondées. « Nous leur donnons conscience de ce qu’ils peuvent, ensemble, apporter à notre peuple. Ce ne sont pas des combattants mais des messagers qui sauront défendre nos idées et nous informer efficacement », précise le capitaine Saw Shee Htoo, de la 3e brigade, qui supervise la formation.

Leur tactique: feu nourri sur les patrouilles birmanes pour les jeter vers des sentiers fraîchement minés

Pendant un mois, ces combattants de l’ombre ont appris à prodiguer des soins d’urgence, à organiser une manifestation et des réunions secrètes, à communiquer par messagerie sécurisée et à s’endurcir physiquement : le b.a.-ba du jeune résistant. Pour leurs adieux, ils entonnent en chœur l’hymne karen. « Nous n’avons pas deux drapeaux. Nous n’en avons qu’un : bleu-blanc-rouge, ourlé d’un soleil azur et sang, celui versé pour la liberté. » Impossible de publier leurs photos : la junte birmane lit Paris Match. Ils seraient arrêtés, voire exécutés, dès leur retour dans leur famille. Sept cent cinquante résistants ont déjà été formés. Parmi eux, des boxeurs, des actrices, des chauffeurs de taxi et même un chanteur, Zwe Lay*, 20 ans, coupe au carré, 40 kilos tout mouillé, originaire de Bago. « J’ai tout plaqué pour rejoindre le mouvement, témoigne-t-il. Mon groupe, mes projets de disque… Je veux être utile par mes chansons et aussi mes actions, en retournant près des miens. » « Tu as tort, lui rétorque Ko Nge, 24 ans, instituteur. La junte a des espions. Tu as disparu deux mois. C’est suspect. Moi, j’ai renoncé à revoir mes amis et ma famille. Je vais rester en zone libre. S’il y a une révolution, je veux en faire partie. »

Parmi ces résistants, on trouve aussi des opposants de longue date, qui se sont enfuis pour échapper à la prison ou à la mort. Ainsi, Thet Swe Win, 35 ans. Silhouette épaisse, longue queue-de-cheval, lunettes à la Buddy Holly, il dirigeait Synergy, une ONG qui, à Rangoun, combat l’obscurantisme religieux. Thet Swe Win a ainsi été le premier, en 2018, à amener des moines bouddhistes dans les camps de réfugiés rohingyas, au Bangladesh. Dès le lendemain du coup d’État, sa tête a été mise à prix. « La police a effectué des raids à mon domicile et à mon bureau. Mon avis de recherche a été diffusé sur toutes les chaînes de télé du pays. L’usine de pneus désaffectée où je me cachais avec d’autres dissidents a été brûlée. Je n’avais qu’une solution : m’enfuir », témoigne-t-il. Après un long périple durant lequel il a perdu 15 kilos, il a rejoint la base de la KNU : « Ici, j’ai trouvé la bienveillance et le sentiment de sécurité. Maintenant que ma femme et mes deux enfants ont pu s’enfuir en Thaïlande, avant l’asile aux États-Unis, j’espère rejoindre Mae Sot, de l’autre côté de la frontière, pour continuer la lutte. »

Le voyage, entamé deux semaines plus tôt, se poursuit. Il faut traverser des rizières et des rivières en crue, progresser à pas comptés sur des chemins de contrebandiers. Enfin, Kuday, un bout du monde, à moins de 1,5 kilomètre de la ligne de front. À intervalles réguliers, le bruit sourd du mortier déchire l’aurore. Sur les hauteurs du village, on aperçoit les casemates à la toiture bleutée d’un camp militaire birman. C’est dimanche, le jour du Seigneur. Pour l’office de 10 h 30, la petite église de bois est bien remplie. Chacun a revêtu son habit de fête, une toge de coton chamarrée. On chante. On parle d’espoir et d’amour. Et on oublie la guerre, pourtant si proche.

«Ce sera dur de gagner mais l’ennemi birman peut perdre»

La veille, les Free Burma Rangers ont donné un spectacle, le « Good Life Club », pour les enfants des neuf villages des environs : saynètes, chansons, distribution de bonbons, de ballons et de sweat-shirts sous la houlette de Karen, Sahale, Suuzanne et Peter Eubank. « Le premier moment de paix et de joie depuis bien longtemps, se réjouit Dah Eh Htoo, l’évangéliste du bourg. Depuis quatre mois, nous essuyons le feu de l’armée birmane. Les 350 habitants, terrorisés par ces pilonnages, vivent tous dans les bois. Pourquoi ne pas nous enfuir loin de la guerre ? Parce que nos champs et nos rizières, nos seules ressources, sont ici. Nous avons déjà peu. Ailleurs, nous n’aurions rien. » Les équipes des FBR fournissent à chaque famille de quoi subsister un mois et donnent une consultation médicale gratuite. « L’hôpital le plus proche est à trois heures de marche. La plupart des villageois ne voient jamais de médecin », explique Saw Ney Tha, un des quatre soignants des FBR. Principales pathologies : l’anémie, les carences en vitamines, les douleurs abdominales et dorsales, les escarres ou le paludisme. Au besoin, ces urgentistes sont capables d’arracher des dents, d’opérer dans la jungle pour extraire une balle ou de procéder à une amputation.

Au détour d’un bosquet, surgit un bataillon de la KNLA, les soldats de la première ligne. Joues caves, mâchoire carrée, petits yeux en bouton de bottine, c’est le commandant Saw Thaw The Thoo, 41 ans, qui dirige cette milice spéciale de la 5e brigade. « J’ai déjà vingt-huit ans de service, assure-t-il, car j’ai commencé à 13 ans. Et depuis, je n’ai jamais cessé de combattre. » Le commandant dirige 72 hommes de 18 à 55 ans. Les uniformes sont élimés. Pour fusils, des M1 datant de la Seconde Guerre mondiale, et des M16, de celle du Viêt Nam. « Nous manquons de grenades, de snipers et de mitrailleuses mais nous maîtrisons l’art de la guérilla », poursuit le commandant. Ses troupes procèdent surtout par embuscades : feu nourri et croisés sur les troupes birmanes en patrouille, pour les faire bifurquer sur des terrains fraîchement minés. Puis l’envoi d’engins de mort redoutables : les mines claymore. Ces bombes artisanales, déclenchées à distance, envoient une centaine de billes d’acier, de shrapnels et de clous acérés sur l’ennemi. Dégâts garantis. Depuis le début de l’année, la milice spéciale assure avoir abattu 120 soldats birmans. Mais la victoire reste un objectif lointain. Presque une chimère. Ils le savent. Certains en sont à la quatrième génération de soldats.

« Ce sera dur de gagner. Mais l’ennemi peut perdre, là est notre chance », explique Maw Htoo, 50 ans. Surnommé « le grand », car il mesure 1,80 mètre, soit 25 centimètres de plus que la moyenne de ses frères d’armes, ce vétéran aux pognes d’équarrisseur est célèbre pour avoir gagné – c’est pour cela qu’il est en vie – tous ses duels, corps-à-corps au couteau, contre les Birmans. De fait, Tatmadaw, la puissante armée centrale, doit, de longue date, se battre contre des minorités sécessionnistes chez les Shans, les Kachins, les Pa-O ou les Karennis. S’ajoutent à présent la guerre civile, qui couve depuis le coup d’État du 1er février, et les émeutes qui ont suivi. Face à la multiplication des fronts, le risque d’implosion est réel. Arrivés sur ces terres bien avant les Bamars (l’ethnie dominante birmane), le peuple karen et son irréductible minorité chrétienne, la plus déterminée, continuent d’espérer qu’un jour s’achève cette croisade sans fin pour la liberté. Et pour la plus grande gloire de Dieu.

* Le nom a été changé.

Par Loïc Grasset – Paris Match – 10 juillet 2021

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