«White Building» et «The Cloud in Her Room», jeunesses au-delà des ruines du souvenir
Le film du Cambodgien Kavich Neang et celui de la Chinoise Zheng Lu Xinyuan offrent deux très belles réponses à la relation au passé et à l’inquiétude du présent, matérialisées par des lieux en mutation brutale.
Ce sont, l’un et l’autre, deux films passionnants. Ce qui les rapproche est aussi fascinant que ce qui les distingue. Ils viennent tous deux d’Asie –l’un du Cambodge, l’autre de Chine– et s’ils sortent ensemble ce 22 décembre, c’est surtout parce qu’il s’agit d’une «mauvaise date», réservée principalement aux petits films, notamment d’origines lointaines, qui n’ont pas pu être distribués à un moment plus propice. Dans leur cas, c’est singulièrement injuste.
L’un et l’autre sont centrés sur un bâtiment, bâtiment dont on verra la destruction à la fin de la projection. Ces destructions étrangement similaires sont accomplies par les énormes bulldozers armés de mâchoires et de piques d’acier qui semblent constituer la forme contemporaine la plus littérale des dragons massacreurs de toutes les légendes du monde.
Dans l’un et l’autre cas, l’immeuble est le territoire réel et la métaphore d’une histoire, d’un passé, collectif en ce qui concerne le film de Kavich Neang, personnel pour Zheng Lu Xinyuan.
Mais si White Building et The Cloud in Her Room sont des premiers longs métrages, témoins, parmi d’autres, de la vitalité cinématographique asiatique, et s’ils ont aussi en commun d’être interprétés par de jeunes acteurs non professionnels (ou pas encore), ils relèvent de partis pris stylistiques très différents.
Certes, on trouve chez le jeune Cambodgien comme chez la jeune Chinoise un art de la composition entre documentaire et fiction. Mais pas du tout dans les mêmes proportions, ni selon la même approche.
«White Building» de Kavich Neang
Dès le plan d’ouverture, long survol de l’immeuble de Phnom Penh qui donne son titre au film, le lieu s’impose comme personnage central du récit. Puisqu’il s’agit bien en effet d’un récit, l’histoire de Sanmang et de ses deux copains âgés comme lui de 20 ans, en quête d’un avenir dans un univers qui bouge vite, et sans eux.
Sanmang et ses parents habitent le White Building, qui fut dans les années 1960 une construction moderne, destinée aux cadres de l’administration culturelle à l’époque de Norodom Sihanouk. L’immeuble a vieilli, les parents (dont le père de Sanmang, atteint d’une maladie qu’il refuse de soigner) aussi. Le quartier est devenu mal famé, aux alentours se développent les projets de centres commerciaux et d’hôtels de luxe.
Les trois jeunes gens ont formé un groupe de danse qui mêle tradition locale et hip-hop, et dès la séquence où ils répètent ensemble, sans musique, s’impose la grâce aérienne et rigoureuse d’un cinéaste qui sait voir la poésie dans le quotidien, et la richesse documentaire dans les péripéties de la fiction.
Tandis que se déploient ainsi les tribulations du trio, et les évolutions au sein de la famille alors que les habitants du White Building tentent de s’organiser pour résister à leur éviction programmée, Kavich Neang réussit un rare et heureux prodige de cinéma. Celui qui advient quand le scénario et le jeu des acteurs deviennent les délicats capteurs d’une multitude d’éléments de réalité sensibles, humoristiques, pathétiques, sensuels, rêveurs.
On songe aux premiers films de Pasolini, ou à certains films de Jia Zhangke (qu’on ne s’étonne pas de retrouver au générique), tandis que, de tentatives de drague à moto en concours de danse, et d’assemblée houleuse de locataires en rencontre avec les marginaux qui peuplent aussi le bâtiment, le film semble suivre un chemin décousu, mais en fait très solide et très expressif.
La gangrène de l’immeuble et celle qui détruit le corps du père également privé de son rôle de responsable de la communauté des habitants, ainsi que la dissolution des liens d’amitié entre trois jeunes gens sommés d’un devenir adulte selon des voies qu’ils n’ont pas choisies, sont les trois fils narratifs que tisse le scénario.
Mais au-delà de cette efficace construction, c’est surtout la finesse de l’attention aux détails, aux instants, aux petits gestes, aux atmosphères, aux lumières et aux sonorités, aux saveurs devinées, qui nourrit une émotion à la fois intense et complexe, où ne cessent de se recomposer les registres, du plus léger au plus grave.
«The Cloud in Her Room» de Zheng Lu Xinyuan
Le magnifique noir et blanc très contrasté du film semble le situer très loin du précédent film, du côté d’une recherche plastique à laquelle fera écho la construction en aplats narratifs, scènes à peine reliées entre elles même si elles concernent toutes Mizu, la jeune fille autour de laquelle The Cloud in Her Room se développe.
Et les séquences sans doute oniriques, parfois en négatif, participent du sentiment de voyager constamment entre réalité et imaginaire, présent et souvenirs, fantasmes et expériences.
Mais le film ne cesse de déjouer ces oppositions simplistes, pour s’ouvrir à une circulation où les affects comptent davantage que les repères factuels. L’invention visuelle des images (cadrages, inversion des noirs et des blancs, angles de prise de vue) de la part d’une cinéaste qui est aussi photographe –au cinéma Saint-André-des-Arts, où le film est projeté, est également présentée une petite exposition de ses photos– contribue avec vigueur à cette heureuse déstabilisation.
Dans la ville à la fois réelle et rêvée de Hangzhou, entre Mizu et sa mère qui vit avec un amant japonais, son beau soupirant qu’elle tient à distance par peur de s’attacher et l’homme plus âgé qui l’attire mais qui maintient un écart, se met en mouvement une série de tensions, d’attractions, de crises, de moments de douceur et d’attention.
La splendeur mélancolique des images et le côté hypnotique du montage participent de la sensualité du film tout entier, dont la composante explicitement érotique, autour du corps de la jeune femme et de son désir, est un des éléments, à la fois important et jamais dominant.
D’autres protagonistes –le père de Mizu, sa demi-sœur– mais surtout cet appartement où elle a passé une époque de sa vie désormais révolue, son enfance mais aussi le temps où ses parents vivaient ensemble, composent un univers aux formes mouvantes, constamment palpitantes d’une vie qui parait toujours attendre de pouvoir enfin s’accomplir.
Les rues de la ville, les parcs, le bord d’un des lacs qui font la célébrité de celle qui fut naguère désignée comme la plus belle ville de Chine, désormais en pleine mutation urbaine, un cimetière dans la montagne, une autoroute déserte multiplient les espaces à la fois réalistes et chargés de résonances intimes, proches du fantastique.
Grâce aussi à l’étonnante présence de la jeune interprète principale, Jin Jing, mais également à la capacité de Zheng Lu Xinyuan de filmer chacune et chacun, même en mauvais état physique ou émotionnel, avec une égale affection, le film ne cesse d’imposer sa force douce, de susciter des échos dont on peut se douter qu’ils renvoient à l’expérience de la cinéaste, mais qui peuvent résonner pour tous.
Par Jean-Michel Frodon – Slate.fr – 21 décembre 2021
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