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Un an après le coup d’Etat, Rangoun retrouve un faux-semblant de normalité

En apparence, les choses ont repris leur cours normal dans la capitale économique, marquée par des massacres de manifestants. Les habitants tentent désormais de survivre aux privations en évitant la répression.

Comme tous les jours en milieu d’après-midi, depuis que Rangoun a retrouvé son trafic légendaire d’avant la pandémie, le taxi de Nay est pris dans les embouteillages. Le chauffeur, les traits tirés, serre les poings sur son volant. «Une voyante m’a dit que je devais contrôler mon agressivité, raconte-t-il. Je suis stressé. Tous les jours je vois des gens galérer, et personne ne gagne cette guerre.» Le quotidien de ce jeune homme trapu, manifestant de la première heure, puis entraîné par une armée ethnique rebelle pour être prêt en cas de guerre civile à Rangoun, est aujourd’hui dominé par le besoin de nourrir sa famille. «Nous sommes comme des brins d’herbe dans un champ, pris entre deux buffles qui se battent, poursuit-il d’une voix tendue. Nous sommes écrasés de tous les côtés.» Il montre du doigt un bâtiment administratif, protégé par plusieurs rangées de barbelés. C’est le bureau de renouvellement des passeports. «Les gens font la queue pour quitter ce pays. Ici, c’est foutu. En apparence, peu de choses ont changé à Rangoun, parce que les gens doivent survivre. Même si dans leur esprit, ils rejettent toujours [la junte], ils doivent aller travailler. Cette situation va durer.»

Un an après le coup d’Etat, ce sentiment de fausse normalité imprègne la capitale économique de la Birmanie. Même les militaires sont rares, appelés sur les lignes de front les plus intenses, dans le nord du pays. «Il n’y a plus autant de points de contrôle qu’avant. En mars, ils étaient partout», se souvient le chauffeur.

Pierres tombales de fortune

Nay vit à South Okkalapa, jumeau résidentiel de North Okkalapa, quartier populaire et scène du premier massacre de manifestants, le 3 mars. Ce jour-là, les soldats de la junte tirent sur la foule depuis les hauteurs d’un pont routier, brisant les barricades et la tension palpable de la matinée. Dans la panique, quinze personnes sont tuées. A cette époque, North Okkalapa ressemblait à un autre monde, vidé de ses habitants, tendu par l’attente d’un combat perdu d’avance. Mais le quartier a fini par retrouver un semblant de sa vie d’avant. Les véhicules klaxonnent sur le pont routier, les pierres tombales de fortune des manifestants décédés ont été balayées, l’abri de bus criblé par les balles perdues a été réparé.

«North Okkalapa et Hlaing Tharyar, c’est la même histoire à quelques jours d’intervalle», explique Nay, en traversant le pont qui mène à l’immense quartier ouvrier. Le 14 mars, l’armée ouvre le feu sur une foule à Hlaing Tharyar, fauchant manifestants et passants sans distinction. 58 morts. Aujourd’hui, Nay grogne contre les motos qui zigzaguent autour de son capot, au milieu d’une avenue fourmillant d’activité.

En octobre, le gouvernement militaire de Rangoun a déclaré illégaux les kilomètres de bidonvilles de Hlaing Tharyar, des maisonnettes de bois et de bambou où des familles entières vivent parfois depuis des décennies. Les évictions se sont faites au bulldozer. Myat Thet, seule salariée d’un foyer de huit personnes, a dû s’endetter auprès de la famille qui l’embauche comme femme de ménage pour payer les trois mois de loyer d’avance d’un nouveau toit. «C’est plus petit et c’est plus cher, dit-elle, sans se départir d’un sourire. Mais c’est un logement réglementaire.»

Assassinats et explosions

Dans les ruines de leurs maisons, les anciens locataires piochent désormais les planches de bois qui peuvent encore servir. D’après les rumeurs, la junte croyait que ces bidonvilles hébergeaient des noyaux de résistants. C’était pourtant dans des maisons en dur que «AJ» (1), un activiste fils de militaire, était venu livrer des cocktails Molotov en avril. Le jeune homme à la voix grave, qui emplissait l’espace, a été arrêté en fin d’année dernière. Ses proches n’ont pas de nouvelles. La vie continue bruyamment à Hlaing Tharyar, malgré les explosions, les meurtres d’informateurs du régime ou les fusillades de poste de police qui secouent le quartier presque tous les jours.

Le long de l’avenue qui borde le lac Inya, l’immense centre commercial Myanmar Plaza brille au soleil de fin d’après-midi. Aux premiers jours des manifestations, l’esplanade de l’entrée était devenue un lieu de rassemblement, où étaient entonnés des chants révolutionnaires. Les taxis, d’ordinaire habitués aux clients chargés de sacs L’Occitane ou Chanel, attendaient leur tour pour ramener les manifestants chez eux.

Lorsque la répression a empêché les rassemblements, le chic centre commercial a rouvert, jusqu’au 25 novembre. Ce jour-là, un petit groupe de jeunes entre pour une manifestation éclair. Mais le service de sécurité les encercle, les frappe et les jette dehors. Devant les photos de leurs visages tuméfiés, les internautes appellent au boycott. Depuis, c’est un lieu fantôme. Si un semblant de vie quotidienne reprend, il suffit d’une étincelle pour raviver l’esprit révolutionnaire.

Une économie terrassée

Une rue plus loin, en face de chantiers interrompus où la végétation a repris ses droits et où la pluie ruisselle sur le béton, le complexe Central, sosie de Myanmar Plaza, est vide. Sur la vitrine d’une boutique de luxe, une banderole agressive annonce des soldes avant fermeture définitive. D’après la Banque mondiale, l’économie a reculé de 18 % en 2021. L’impact de la pandémie, en plus du coup d’Etat, a terrassé le pays et détruit de nombreux emplois.

Sur l’avenue d’Insein, où les jeunes activistes Esther Ze Naw et Ei Thinzar Maung ont dirigé la première marche anti-junte à Rangoun le 6 février, un flot d’élèves d’école primaire, en uniforme blanc et vert, attire le regard. Lorsque la junte a ordonné la réouverture des écoles en juin, la plupart des classes sont restées fermées par protestation. Aujourd’hui, «si tu regardes bien, les écoles les plus prestigieuses ont rouvert» sous la pression des militaires, explique Nay. Le système éducatif birman, notoirement corrompu, creuse encore plus l’écart entre riches et pauvres. La fille de Nay, comme beaucoup de ses voisins, est gardée par sa mère, pendant que son père travaille.

Alors que la nuit tombe, la musique qui provient d’un bar à ciel ouvert résonne étrangement dans le crépuscule silencieux. The Bash a été l’un des premiers lieux à rouvrir pour sa clientèle huppée, en avril, alors que les manifestants défendaient leurs barricades tant bien que mal. A quelques centaines de mètres, Nay s’arrête au feu rouge, et un enfant vient taper à la fenêtre. Nay lui tend un billet. «Il y a plus de mendiants qu’avant. Des prostituées, aussi.»

Femmes maquillées et noms de rues effacés

The Bash s’éloigne, le quartier de Yankin, plus populaire, est calme. Nay montre d’un coup de menton deux femmes, debout les pieds dans l’herbe, le long d’une route sans trottoir. «Beaucoup d’usines ont fermé à Hlaing Tharyar, [les employées] n’ont plus de revenus», explique-t-il. Finement maquillées, les deux jeunes sont vêtues d’une tenue traditionnelle birmane avec longue jupe droite et corsage à col haut assorti, comme n’importe quelle employée apprêtée. «Elles s’habillent comme ça parce que ce n’est pas leur métier d’origine. Elles veulent paraître plus respectables, et les hommes trouvent ça attirant.»

Cette fois, le soleil est couché. Dans le quartier de Sanchaung, il est parfois difficile de trouver son chemin : les noms des rues ont été effacés, un pied de nez des habitants pour embrouiller les camions militaires pendant leurs arrestations nocturnes, aux premiers mois du coup d’Etat. Malgré sa proximité avec le centre-ville et les quartiers riches, Sanchaung est un bastion historique de la résistance, «depuis au moins la révolution de 1988», précise Moe Thway (1), un artiste birman aux grands yeux noirs, qui refuse d’être trop décrit de peur d’être identifié. Ses voisins sont parmi les derniers à Rangoun à continuer de taper sur des pots et des casseroles le soir, comme au début de la contestation. Malgré la récente annonce que les gens frappant des ustensiles seront accusés de haute trahison, ce mardi soir, à Sanchaung, la tradition reprendra à 20 heures. «Même s’ils arrêtent les gens, certaines personnes continueront toujours à faire ce qu’ils croient juste», assure Moe Thway.

A quelques rues de chez lui, un graffiti clamant «We want democracy», aux lettres aussi larges qu’une voiture, est toujours visible sur le goudron d’une rue animée. En mars, les militaires avaient recouvert à grands coups de pinceau les plus petits des graffitis révolutionnaires à l’approche du «Jour de l’armée», ici, c’est le passage des piétons qui l’efface lentement.

(1) Pseudonyme.

Par Juliette Verlin – Libération – 1er Février 2022

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