Berlinale 2022 : La dystopie «sensationnelle» de Rithy Panh
C’est le film le plus surprenant, le plus osé, peut-être malheureusement aussi le plus visionnaire de la Berlinale. Everything Will Be Ok, du réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh, est aussi en lice pour l’Ours d’or qui sera remis ce mercredi 16 février au soir au Festival international du film de Berlin, en Allemagne.
Avec Everything Will Be Ok, Rithy Panh nous raconte avec brio et des moyens d’une simplicité hallucinante la fin ultime de l’histoire de l’humanité. Comme les acteurs – remplacés par des figurines en glaise –, tout espoir est écarté. L’homme sera maltraité selon sa propre logique installée depuis longtemps contre les animaux et la nature. La rupture longtemps annoncée est là. L’homme n’est plus le centre du monde. Un sanglier cynique – autrement dit très « humain » – assis sur un trône a repris le sceptre pour régner sur le monde, à l’image des anciens dictateurs défilant dans des images d’archive sur le grand écran : Hitler, Staline, Mao Zedong, Pol Pot…
L’atrocité des images
Car ce sont bien les animaux, jadis condamnés au rôle des innocents massacrés par les hommes, qui ont pris le pouvoir et mis en place leur univers totalitaire. Alors, à leur tour, les êtres humains seront esclavagés, encagés, éliminés… Tout ce qui a été expérimenté avec des animaux sera comme toujours appliqué aux hommes : la surveillance totale, la sélection des plus forts, les camps de concentration, les machines à torturer, à broyer, à conquérir le monde et bien au-delà… Les réalités insoutenables rivalisent avec l’atrocité des images.
Dès le début, tout est fait pour nous ébranler, dérouter. Nous voilà plongés dans un univers ou tout ce qui est relié aux humains, à l’humanité, est écarté, éliminé. Les protagonistes sont des petites figurines. Un choix sans compromis, l’âme des figurines sera insufflée par la glaise, aucun effet spécial ou dessin animé ne nous offre la chance d’échapper au terrible récit. Pour Rithy Panh, le monde est une fable. Et c’est lui qui nous raconte (avec la merveilleuse voix de Rebecca Marder) cette histoire de notre peuple nommé humanité avec des sculptures et des mini-installations dignes d’un cabinet de curiosités peuplé de mythes…
Vivre la fin de l’histoire de l’humanité
Rithy Panh nous a préparé une dystopie sensationnelle pour vivre la fin de l’histoire de l’humanité. « Sensationnelle », parce que son film nous force à regarder en face les dérives des êtres humains. Le montage ingénieux des images d’archives documente le naufrage de nos civilisations et ne s’adresse pas spécialement à notre tête, parce qu’il s’attaque directement à nos émotions et nos sens. « Ce qui est incroyable avec le cinéma, on y touche bien cette part de l’enfance qui est dans chacun de nous, explique Rithy Panh. Cette part propre, pure, cette part qui n’est pas encore polluée. Ça réveille des sens anciens. On sent même l’appréhension du monde. Le cinéma peut faire cela. Il peut vous montrer une flamme et vous faites une rêverie avec. C’est intéressant d’expérimenter comment on peut amener les gens à vivre ces sensations. »
Everything Will Be Ok est également une étude intelligente sur l’âme et le pouvoir de l’image et du cinéma. Les figurines en terre restent statiques, c’est que le mouvement de la caméra qui donne la vie, apportant le souffle, l’action, le geste spontané, l’émotion inattendue. Les images se multiplient dans le temps et l’espace, même le grand écran sera divisé en six écrans plus petits, mais capables à mitrailler nos raisonnements. Ainsi naît l’univers totalitaire qui va nous consommer.
De « l’image manquante à TikTok »
« Nous, humains, on a maltraité la nature, les animaux. Quand vous regardez mon film, vous voyez la progression de cette maltraitance qu’on a infligée aux plus faibles. Aujourd’hui, c’est arrivé sur TikTok. L’année dernière, il y avait un Food Contest, un concours de nourriture. Les gens maquillés se mettent à manger des poulpes vivants, la viande crue, le sang dégoulinait… Ils se filment eux-mêmes et puis ils le postent pour avoir plus de like. C’est l’obscénité suprême de ce monde de consommation, de ce monde multimédia où l’on fonctionne qu’en fonction de l’immédiateté pour tweeter ou poster des trucs. On ne prend jamais le temps ni la distance pour réfléchir vraiment. »
Déjà dans L’image manquante (2013), Rithy Panh, l’orphelin cambodgien réfugié en France et dans le cinéma, faisait entrer des figurines en terre pour ressusciter les âmes des membres de sa famille. Et lors de son film précédent, Les tombeaux sans nom (2019), Rithy Panh est parti dans le pays de ses ancêtres pour se reconnecter avec les âmes errantes des morts du génocide perpétré par les Khmers rouges.
L’espoir, cette étoile disparue
Aujourd’hui, avec Everything Will Be Ok, il insère le massacre subi par les siens au Cambodge dans un contexte historique global. Ainsi, il décortique la logique inhérente et nous projette sans ménagement dans ce monde terrible que l’être humain s’est construit tout seul. En passant, la situation du spectateur a changé aussi. L’espoir d’un monde meilleur n’est plus possible, car les images persistent et signent : la fin du monde est arrivée, même si notre aveuglement souvent volontaire empêche de la voir. Notre dernière lueur d’espoir s’avère être une étoile disparue depuis longtemps, dont on aperçoit encore la lumière à l’horizon.
« Les hommes aujourd’hui, ont-ils déjà perdu leur place ? », s’interroge le réalisateur franco-cambodgien. Pas encore, mais est-ce qu’ils méritent cette place ? En attendant, le combat d’images continue. Rithy Panh tourne, détourne et retourne les images : « Il m’arrive souvent d’utiliser même des images de propagande pour en faire une contre-propagande. Oui, c’est une bagarre d’images. Image contre image. C’est une bagarre de réflexion contre l’irréflexion. C’est une idéologie contre une autre. C’est la poésie contre l’idéologie. C’est l’art contre l’obscurantisme. C’est le cinéma avec ses lumières contre la brutalité, l’obscénité… »
Par Siegfried Forster – Radio France Internationale – 16 février 2022
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