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Khmers rouges : au Cambodge, une page de justice internationale se tourne

Les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens, qui jugeaient depuis 2006 les dirigeants khmers rouges, coupables de folie meurtrière, sont sur le point de fermer. Marcel Lemonde, ancien magistrat français, dresse un bilan plutôt positif de ce tribunal et espère en la justice internationale.

Créées en 2006, les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens (CETC), chargées de juger les dirigeants khmers rouges, coupables d’avoir exterminé environ deux millions de personnes entre 1970 et 1975, ont rendu leur dernier arrêt. Elles fermeront leurs portes dans deux ans, après un travail d’archivage. Hier juge d’instruction auprès des CETC, Marcel Lemonde, 75 ans, évoque cette page de justice internationale, point final à l’un des pires accès de folie meurtrière de l’histoire contemporaine. Interview.

En 15 ans, les CETC n’ont rendu que trois jugements définitifs. On critique la longueur de leurs procédures et le coût du tribunal (330 millions d’euros). Est-ce justifié ?

Non, c’est excessif. Il ne faut pas regarder les seuls résultats quantitatifs. Si on compare avec la Cour pénale internationale, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou celui pour le Rwanda, les CETC ont coûté bien moins cher. Elles ont travaillé dans un contexte politique difficile, sur place, à Phnom Penh. Ce tribunal est né après un accord signé entre l’Onu et le gouvernement cambodgien de M. Hun Sen, en place depuis 1998 et impliqué à un niveau subalterne dans le régime des Khmers rouges. On a jugé les hauts dirigeants du régime, même si la moitié sont morts avant la fin.

Ces procès ont suscité un débat, alors que pendant 30 ans a pesé une chape de plomb. Ni dans les familles ni à l’école on n’évoquait ces crimes. Environ 100 000 personnes sont venues assister aux audiences, les programmes scolaires ont été modifiés, des débats ont eu lieu dans les villages reculés du pays. Il y a eu identification des victimes et des bourreaux. Les parties civiles n’ont pas été indemnisées financièrement, mais la réparation a consisté en la mise en place de séminaires, de mémoriaux, de centres d’information, etc.

Le simple fait que ces procès se soient tenus est une grande victoire. Ils sont susceptibles de laisser une trace. Il subsiste un dossier auquel les chercheurs pourront se référer, les témoignages de ceux qui ont vécu ces atrocités, les aveux du tortionnaire Duch et les documents confortant ses déclarations.

Parmi les trois condamnés, il y a donc Kaing Guek Eav, dit Douch, chef du camp S-21.

Il a été prof de maths, puis tortionnaire à la prison de Tuol Sleng, le camp S-21, puis responsable des services de sécurité, puis travailleur social dans une ONG américaine. Il s’est alors converti au christianisme. Quand un photographe l’a retrouvé, Douch lui a dit qu’il était envoyé par Dieu : il voulait payer pour ses fautes et collaborer avec la justice. Son avocat français, François Roux, a bâti ainsi sa stratégie de défense, affirmant que Duch s’était égaré un moment hors de l’humanité, et espérait la réintégrer.

Mais le dernier jour du procès, Douch a fait volte-face. Il a demandé à être acquitté au motif qu’il ne faisait pas partie des principaux responsables du régime. Il a suivi là son avocat cambodgien, également conseil de Hun Sen, le Premier ministre. Peut-être y a-t-il eu volonté des autorités de montrer que les Cambodgiens décidaient de la défense, et pas les avocats internationaux. Douch n’a pas voulu se mettre à dos les autorités cambodgiennes. Il a été condamné à perpétuité pour crimes contre l’humanité, torture et meurtres. Il est mort en 2020.

Qui sont les deux autres condamnés ?

Khieu Samphân et Nuon Chea. Khieu Samphan était président du Kampuchea démocratique, mais ce n’était pas le personnage le plus important du régime, il avait peu de pouvoirs. Il exagère cependant quand il dit avoir découvert les atrocités des Khmers rouges dans les années 2000. A été condamné également à la prison à perpétuité Nuon Chea, l’idéologue et numéro deux du régime, adjoint direct de Pol Pot, nommé Frère numéro deux. Certains disent qu’il était le dirigeant de fait et que Pol Pot vivait dans son ombre.

Lui et Kieu Samphân ont été condamnés pour génocide et crimes contre l’humanité. Génocide contre la minorité Cham, musulmane khmère, et les Vietnamiens du Cambodge, ciblée comme groupe national à éliminer. La qualification de génocide ne pouvait être retenue que pour un groupe national ou religieux. Nuon Chea a fait appel, mais il est décédé avant la nouvelle audience en 2019, sa condamnation n’a donc pas été définitive. Ieng Sary, le ministre des Affaires étrangères ou Frère numéro trois, est mort hélas avant de comparaître, en 2013. Pendant l’instruction, il était très obséquieux et prétendait vouloir comprendre ce qui s’était passé. Sa femme Ieng Thirith, ministre des Affaires sociales (sic), a basculé dans la démence sénile et a été déclarée inapte à être jugée.

Un tribunal pénal hybride, qui mêle juges nationaux et internationaux, n’est pas idéal ?

En effet. Ou alors il faut que les juges internationaux soient majoritaires. Les CETC étaient composées de juges cambodgiens, majoritaires, et de juges internationaux, minoritaires. Ces derniers ont dû négocier sans cesse en amont les décisions avec leurs homologues cambodgiens, qui pouvaient à tout moment bloquer le système. C’était de la diplomatie judiciaire !

Il était plus difficile de rendre cette justice au Cambodge que dans un pays voisin ou en Europe. Cela n’aurait pas eu de sens pour les Cambodgiens de faire un procès à l’étranger avec des juges étrangers. Il a fallu accepter de plonger dans cet univers a priori peu favorable à un fonctionnement judiciaire conforme à l’État de droit.

On a espéré en vain un effet de ruissellement sur le système judiciaire cambodgien.

C’est exact. Le fonctionnement judiciaire quotidien ne n’est pas amélioré. L’impunité perdure. Des journalistes ont été tués. Le principal parti d’opposition, le Parti national de sauvetage du Cambodge, dont le leader Sam Rainsy vit à Paris, a été interdit. Le Premier ministre, Hun Sen, n’est pas un démocrate. Mais des graines ont été semées. Il ne faut pas être pressé. Peut-être a-t-on agi pour la prévention d’un nouveau génocide. Les événements dramatiques qui ont eu lieu entre le 17 avril 1970 et le 6 janvier 1975 pourraient se reproduire si on n’en parlait pas. On ne peut construire un pays sur le mensonge ou l’oubli.

Le bilan est donc globalement positif ?

Oui. Imparfait mais positif. Aujourd’hui, on peut croire que la justice internationale ne va pas bien du tout, car elle est au cœur de l’action politique. Le contexte mondial ne lui est pas très favorable. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’elle date des années 1990. Le procès de Nuremberg marquait davantage la fin de la Seconde Guerre mondiale que le début de la justice internationale. Elle n’est vraiment née qu’avec la guerre en Yougoslavie et le génocide du Rwanda. Trente ans, c’est très peu dans l’histoire.

La justice internationale souffre de ne pas disposer de police et elle doit tenir compte de la souveraineté des États. Il y a beaucoup d’obstacles à son fonctionnement. Mais les juges des tribunaux internationaux ne doivent pas s’abriter derrière son caractère récent pour masquer leurs défaillances. Il est important que l’efficacité de la justice internationale ne soit pas entravée par des débats byzantins qui n’intéressent que ses acteurs.

Par Corine Chabaud – La Vie – 28 octobre 2022

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