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« L’armée a détruit nos rêves » : en Birmanie, cette jeunesse qui combat la junte

Dans l’Etat Kayah, à l’est du pays, des milliers de combattants, souvent dans leur vingtaine, résistent courageusement aux soldats birmans. Dans l’indifférence internationale.

Le corps de Thoo Rey gît sous une couverture de survie dans un hôpital de campagne, à quelques kilomètres de Demoso, ville de l’Etat Kayah (Karenni), dans l’est de la Birmanie. Deux heures plus tôt, alors qu’il retournait dans son village abandonné pour récupérer des effets personnels, le jeune homme de 24 ans a été atteint au cou par l’éclat d’un obus lancé à quelques kilomètres de là par l’armée birmane.

Son nom s’ajoute à la liste des près de 2 900 victimes civiles tuées – selon l’ONU – par l’armée birmane depuis le coup d’Etat militaire du 1er février 2021. La guerre est omniprésente sur ce vaste plateau de rizières et de champs ceint de massifs de calcaire. L’Etat Kayah, à l’est, est l’un des foyers de la résistance armée les plus actifs. Sur un chemin, ponctué de check-points tenus par des combattants, on croise des pick-up chargés de soldats du KNDF (la force de défense des peuples karenni) qui montent au front.

Ce mouvement armé, essentiellement composé de membres de l’ethnie Karenni, a été créé quatre mois après le putsch. On est frappé par la jeunesse des rebelles et de leurs dirigeants. Avant d’être nommé à la tête de cette armée de 7 500 personnes, Maui, 29 ans, moustache et barbichette teinte en blond, dirigeait une ONG spécialisée dans l’agriculture biologique. « J’ai acquis une instruction militaire de base auprès d’un autre groupe ethnique armé avant de me perfectionner ici, sur le terrain », explique le chef de guerre, en treillis camouflage.

Maui et les siens ont aussi organisé une forme d’administration dans les territoires sous leur contrôle. « Ce n’est pas parfait, mais au moins on peut fournir des services d’éducation et de santé à une bonne partie des personnes déplacées », précise-t-il. Un appel au talkie-walkie et le voilà parti vers le front, où l’un de ses 21 bataillons fait face, à parfois seulement 50 mètres, à des centaines de soldats birmans.

« L’armée a détruit nos rêves »

A l’ouest de l’Etat, le centre de rééducation Phoenix, construit au sommet d’une colline, héberge une dizaine de combattants et de civils, victimes d’obus et de mines. Poe Reh a perdu ses deux jambes sur une mine il y a cinq mois. « Bientôt je recevrai des prothèses et je pourrai reprendre ma vie de paysan », espère-t-il, en esquissant un sourire tout en se redressant sur son lit.

Sur le front, les combattants peuvent compter sur le soutien de soignantes très engagées. Maw Kue Myar, surnommée Kuku, 23 ans, a manifesté pendant un mois avant de rejoindre l’opposition. « L’armée a détruit nos rêves, elle tue les gens sans discernement », commente cette ancienne infirmière à l’hôpital de Rangoun. L’an dernier, lors d’un affrontement dans une rizière, sous le feu des fusils-mitrailleurs birmans, elle a participé à la récupération des blessés et des morts. Elle montre sur son portable des photos d’un soldat qu’elle a amputé à même le sol. « C’est ma façon de mener ma révolution, notre révolution », sourit cette Birmane au courage exceptionnel.

Même s’ils affichent une foi d’airain, Maui et ses officiers ne se font guère d’illusion sur les limites de leur armée. « Les Birmans contrôlent les plaines et les villes et nous, nous sommes maîtres dans nos montagnes et nos forêts. Mais nous manquons d’armes et de munitions », commente Reh Doh, 26 ans, n° 2 du KNDF et ancien étudiant en droit. Selon lui, il ne faut pas sous-estimer l’ennemi. « Beaucoup de ces soldats sont courageux, notamment parce qu’ils sont drogués au ya ba (« le médicament qui rend fou »), une méthamphétamine qu’ils se procurent pour 500 kyats le cachet (environ 10 centimes d’euros). »

« Nous fabriquons tout, y compris l’explosif »

Sans grand espoir d’un soutien de pays étrangers – l’Occident ne souhaite pas attiser un conflit aux portes de la Chine -, le KNDF a recours au système D. Les soldats redonnent vie à des fusils-mitrailleurs datant de la guerre du Vietnam avec des pièces fabriquées sur place. Plusieurs armureries clandestines ont vu le jour. Au fin fond de la jungle, à l’abri de huttes sommaires, une dizaine d’opposants – ingénieurs, chimistes et simples militants – fabriquent des obus de 60 mm. L’un d’eux fait fondre des métaux de récupération – moteurs de moto, carcasses de pylônes électriques… – avant de les mouler. D’autres leur donnent leur forme sur des tours à métaux alimentés par un groupe électrogène.

Des jeunes femmes emboîtent les différentes parties de l’arme. « Nous fabriquons tout, y compris l’explosif », précise un homme au visage émacié, en montrant une rangée de tubes de verre alignés à côté de tonneaux de produits chimiques. Certains de ces obus seront arrimés à des drones de fabrication artisanale, qui seront lâchés sur des positions birmanes.

Sous la menace permanente de l’artillerie et surtout de l’aviation, les habitants ont déserté des centaines de villages à travers la région. Seuls errent quelques troupeaux de vaches faméliques et, parfois, des paysans revenus au péril de leur vie, comme Thoo Rey. Quelque 300 000 civils ont été forcés de se déplacer, parfois à des dizaines de kilomètres de chez eux, pour trouver un semblant de sécurité dans des camps de fortune, formés de huttes de bambou recouvertes de bâches vertes.

« La vie est très dure ici, raconte Boe Mya, 35 ans, une mère de six enfants, veuve, qui a fui son village pour trouver refuge dans l’un de ces camps, installé dans un champ aride jonché de roches. Pour la nourriture, nous dépendons de l’extérieur. Le sol est ingrat, on ne peut faire pousser que du sésame. » Et personne ne se presse au chevet des déplacés – les Nations unies et les grandes ONG internationales brillent par leur absence. Les réfugiés doivent compter sur des ONG locales, des donateurs privés et des Free Burma Rangers (FBR), une organisation humanitaire créée en 1997 par un ancien officier des Forces spéciales américaines – et l’une des très rares à se rendre sur place.

« Si j’y retourne, je serai arrêtée et probablement tuée »

Aung Zay Ya, un Birman d’ethnie chinoise, a rejoint les FBR en 2022. Cet ingénieur mécanicien de 26 ans avait un avenir tout tracé. Il travaillait à Rangoun dans un garage qui équipait les Ferrari et Lamborghini de riches Birmans. « Deux semaines avant le coup d’Etat, j’avais signé un contrat avec mon patron, qui devait m’envoyer à Singapour poursuivre des études… Le putsch a mis fin à ce beau projet », soupire-t-il. Après des mois de pérégrinations pour éviter les forces de sécurité, il s’est retrouvé chez les Karennis, puis dans le camp de formation des FBR. « Aujourd’hui je suis animateur auprès des réfugiés, dit-il fièrement. On se déplace d’un site à l’autre pour organiser des activités ludiques pour les enfants, ce qui remonte le moral de tout le monde. »

Plus au sud, sur une rive de la rivière Pon, Khin Sandar Nyunt résiste autrement. Cette petite femme de 35 ans au sourire contagieux a monté dans une bambouseraie une école qui a déjà accueilli quelque 165 élèves. « Pour moi, la révolution doit avoir lieu tant sur le plan militaire qu’éducatif, explique cette ancienne anthropologue et documentariste à Rangoun. C’est pourquoi nous proposons un enseignement alternatif en langues karenni et anglaise, qui comprend l’agriculture organique, la musique, l’art et des activités artisanales. » Comme tant d’autres résistants, elle n’a aucune nouvelle de sa famille restée dans la capitale. « Si j’y retourne, je serai arrêtée et probablement tuée. »

En plus du manque de soutien militaire extérieur, les jeunes révolutionnaires de l’Etat Kayah se sentent abandonnés par d’autres composantes de l’opposition. Ils se disent en particulier déçus par le gouvernement d’unité nationale, en exil, constitué de membres élus aux élections de 2020 et d’autres personnalités. « On le voit beaucoup en ligne, mais très peu sur le terrain, alors qu’il a énormément de moyens financiers », résume Kuku, l’infirmière. A bon entendeur…

Par Thierry Falise – L’Express – 17 février 2023

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