La difficile vie des pêcheurs cambodgiens
Vêtue d’un costume traditionnel bleu, Kha Sros, 63 ans, une femme autochtone Kuy, ne peut dire avec certitude si les stocks de poissons pourront être reconstitués ou s’ils pourront continuer à nourrir la prochaine génération de sa communauté, qui dépend de la pêche depuis des lustres.
Kha Sros est une femme Kuy, un peuple autochtone. Elle vit dans le village de Tonsong de la commune de Siem Bouk, à environ 27 kilomètres au sud de la ville de Stung Treng. Sa communauté vit de la pêche.
Sros a constaté une forte diminution des prises de poissons depuis le début des années 2000 et s’inquiète pour la prochaine génération. Elle constate :
« Le rendement en poisson a commencé à diminuer en 2000. Les villageois ne peuvent plus pêcher suffisamment. Aujourd’hui, avec un ou deux filets de pêche laissés dans la rivière du matin au soir, les pêcheurs attrapent à peine un kilogramme de poisson », explique-t-elle.
Si nous n’avions pas essayé de protéger les poissons, ils auraient disparu depuis longtemps.
Elle s’est engagée dans la protection et la préservation des poissons depuis 2008. Son travail consiste à sensibiliser la communauté aux méthodes de pêche durables, en insistant sur la nécessité de ne pas utiliser de techniques de pêche illégales, notamment les engins de pêche électriques. Jusqu’à récemment, elle avait également l’habitude de patrouiller dans la rivière, jusqu’à quatre fois par semaine, une activité qu’elle a cessé de pratiquer en raison de son âge.
Heureusement, Sros n’est pas la seule femme engagée dans la protection des stocks de poissons dans la province.
Au nord de son village, Ma Chantha mène le même combat depuis dix ans. Cette jeune femme de 30 ans consacre son temps et son énergie à la protection des poissons dans le village de Koh Sneng de la commune de Borey O’Svay Senchey, où une autre communauté vit presque exclusivement de la pêche.
Elle constate, elle aussi, que les prises de poissons, abondantes autrefois, ont fortement diminué ces cinq dernières années.
« Mon mari laisse trois ou quatre filets de pêche et n’attrape que deux ou trois poissons. Ce n’est même pas suffisant pour notre propre famille », a-t-elle déclaré.
Son mari, Choeun Veasna, a commencé à pêcher en 2010. Il pouvait pêcher entre 20 et 30 kilogrammes de poisson par jour jusqu’à il y a trois ans. Aujourd’hui, il peine à en ramener un seul.
Bien qu’elle passe la majeure partie de son temps de travail à enseigner dans une école secondaire, Chantha trouve toujours une place dans son emploi du temps serré pour s’engager dans le développement du village. Chaque mois, elle assiste à une réunion dirigée par le chef de la commune et plusieurs organisations partenaires pour discuter de la manière de mieux protéger les poissons dans la région.
C’est l’importance de la pêche pour la population locale qui l’incite, elle qui a grandi dans ce village, à participer aux efforts de protection de la rivière.
La rivière est notre marmite, notre estomac et la nourriture quotidienne que nous pouvons pêcher pour la consommation familiale. Si nous perdons [les prises de poissons], nous perdrons tout.
Les voix des femmes comptent … mais ne sont pas suffisamment entendues
Selon un rapport de l’Administration des pêches du Cambodge, la production totale des pêcheries d’eau douce a considérablement diminué au cours des trois dernières années. Le total des prises de poissons en 2021 était de 7,3 % inférieur à celui de 2020 qui enregistrait déjà une perte de 13,71 % par rapport à celui de 2019.
La situation semble s’être légèrement améliorée en 2022, avec 406 400 tonnes de poissons capturés à l’échelle nationale, note le même rapport mais qui reste en deçà des 413 200 tonnes prises en 2019.
Cependant, les communautés locales de Stung Treng assurent qu’elles n’ont vu aucune amélioration, d’où la nécessité pour chacun de s’impliquer dans la protection et la conservation du poisson, y compris les femmes.
Chea Seila, cheffe de projet à Wonders of the Mekong, une initiative qui vise à améliorer la santé du Mékong, se félicite de l’engagement croissant des femmes en faveur de la préservation du fleuve, mais craint que leurs voix ne soient pas suffisamment entendues.
Après avoir travaillé pendant dix ans dans le domaine de la recherche sur les poissons et les zones humides, elle constate que les femmes sont de plus en plus impliquées dans ce domaine. Mais le chemin vers l’égalité des sexes est encore long.
Selon Vann Somphorn, chef de la commune de Koh Sneng, seules deux des cinq femmes de sa communauté étaient disposées à participer au travail communautaire et à la protection de la biodiversité fluviale.
« Elles contribuent en partageant leurs idées lors des réunions. Plus de 70 % d’entre elles peuvent être prises en considération », a-t-il déclaré, exprimant l’espoir que davantage de femmes rejoignent le travail social et luttent contre l’effondrement des stocks de poissons.
« Nous encourageons leur participation en les félicitant et en acceptant toujours leurs opinions, même si elles ne sont pas très bonnes », a déclaré Somphorn.
De nos jours, c’est un cliché de dire que les femmes ne peuvent pas s’éloigner des fourneaux,
a-t-il ajouté. Il encourage les femmes à participer en leur donnant l’occasion de montrer leur potentiel.
Les femmes sont confrontées à d’autres types de défis
En plus d’être confrontées à des représentations sociales dépassées, les femmes qui travaillent dans le domaine de la conservation doivent faire face à un manque de ressources, alors que la lutte contre les pêches illégales comporte des risques élevés. Kha Sros explique que, pour des raisons de sécurité, les femmes ne sont pas autorisées à patrouiller la nuit. Les patrouilles de jour comportent cependant également des risques : les braconniers sont souvent armés.
Elle a, elle-même, découvert de nombreux délits, mais ne dispose pas de bateaux rapides pour rattraper les coupables dans leur fuite.
Le principal défi auquel était confronté Ma Chantha est le manque de soutien de la part de certains villageois qui pensent qu’il est inutile de plaider pour la protection des poissons, et que la pêche illégale se poursuivra d’autant plus que les stocks de poissons sont déjà faibles.
La pénurie de poisson rend la vie quotidienne plus difficile pour des milliers de personnes
La diminution des prises de poisson a un impact sur les femmes de l’autre côté de la chaîne d’approvisionnement. Avec moins de poissons à vendre sur les étals des marchés, les femmes ont plus de mal à gérer le budget du ménage et à rembourser leurs dettes.
Mai Chorn, 42 ans, est une habitante du village de Koh Sneng qui va retirer chaque matin les filets de pêche qu’elle a laissé dans la rivière. Au moment où le soleil se lève progressivement, elle est sur le bateau avec son fils de 17 ans à ramasser les filets qui n’ont pas attrapé de poisson.
Avec une dette de 2 millions de riels (environ 500 dollars) et la pénurie de poisson, Chorn a du mal à gagner sa vie. En 2022, elle n’a gagné qu’un million de riels (environ 250 dollars) grâce à la pêche. Sa situation reste désastreuse en 2023. Au cours des deux premiers mois de l’année, elle a gagné en vendant du poisson qu’à peine 200 000 riels (environ 50 dollars).
« J’ai emprunté de l’argent à mon voisin pour 2 millions de riels avec 1,9 million de riels [475 dollars] d’intérêts sur trois ans », explique Chorn. « Je paie 120 000 riels [30 dollars] par mois, dont 30 000 riel [7,5 dollars] d’intérêt. Lorsque je n’ai pas assez d’argent, je demande un report. »
Chorn a été délaissée par son mari alors que son fils n’avait que 12 jours. Outre la pêche, elle a pris un emploi secondaire il y a trois ans et cultive du riz, ce qui n’est malheureusement pas fructueux non plus.
« Certaines années, je peux récolter 20 sacs [un sac équivaut à environ 70 kg], tandis que d’autres années, je ne peux récolter qu’un ou deux sacs. S’il n’y en a pas assez, j’achète du riz à d’autres pour manger« , confit-elle.
Des espèces de poissons menacées
Malgré les témoignages de captures de moins en moins nombreuses qui se multiplient dans les premiers mois de 2023, cette situation alarmante ne semble pas être entièrement partagée par l’administration cambodgienne.
Ung Try, directeur adjoint de l’Administration des pêches (FiA) sous le ministère de l’Agriculture, rappelle que les prises de poissons en 2022 ont été abondantes en raison du niveau élevé des eaux du Mékong. Elles ont même augmenté de 6 % par rapport à 2021.
Il souligne l’augmentation de la population dans le bassin inférieur du Mékong, qui totalise 65 millions de personnes, pour expliquer la tendance à la diminution des prises de poissons pour les pêcheurs individuels.
« La population qui pêche n’est plus la même qu’avant. De plus en plus de personnes dépendent de la pêche », a-t-il déclaré.
Pour Chea Seila, de Wonders of the Mekong, il est problématique d’affirmer que les stocks de poissons avaient augmenté ou diminué en se basant uniquement sur la quantité de poisson vendue sur le marché. Pour arriver à une conclusion, tous les aspects doivent être pris en considération, en plus de l’observation du commerce du poisson.
« Les ressources naturelles le long du Mékong ont changé, mais nous ne savons pas comment elles ont changé », a-t-elle déclaré. « L’irrégularité du débit de l’eau modifie le cycle de vie des poissons”.
Une étude approfondie dans la province de Strung Treng a été menée par son équipe pour essayer de mieux comprendre l’interconnexion des facteurs sur le déclin des poissons. Mais les résultats ne seront pas publiés de sitôt.
Les modifications de l’environnement ont un impact sur la variété des poissons du Mékong, qui abrite plus de 1 100 espèces, dont environ 400 au Cambodge. Certains pêcheurs affirment de plus capturer certaines espèces depuis des années, comme le barbeau géant et le poisson-chat géant du Mékong.
Selon le rapport de l’Administration cambodgienne des pêches, le pays a recensé 2 952 cas de crimes de pêche en 2021, soit une légère augmentation de 28 cas par rapport aux 2 923 cas de 2020. Pourtant en février 202, Hun Sen, le premier ministre cambodgien avait fait un effort pour arrêter la pêche illégale. Il se plaignait à l’époque que les autorités n’arrêtent que de petits braconniers et que les gros trafiquants passent entre leurs mailles.
Mais le braconnage n’est pas le seul facteur impliqué dans la disparition des poissons.
Le changement climatique, la construction de barrages hydroélectriques, l’expansion de l’agriculture irriguée, les infrastructures de contrôle et de protection contre les inondations et d’autres projets de développement des ressources en eau exercent également une pression sur les pêcheries du Mékong, a déclaré la Commission du fleuve Mékong (MRC), un organisme intergouvernemental qui vise à surveiller et à gérer les eaux du Mékong.
Rappelons que selon certaines sources, plus de 80 % de la population cambodgienne a le poisson comme principale source de protéines. Le Cambodgien moyen consomme environ 50 kilos de poisson par an.
Lepetitjournal.com – 27 mars 2023
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