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Sauvegarde des poissons : en Birmanie, le fleuve retrouvé des communautés

Malgré la guerre civile, des villages de l’Etat Karen ont mis en place des bassins protégés pour restaurer la population halieutique. Une initiative dont le succès repose également sur une forte revitalisation culturelle.

Dans le nord du territoire de l’ethnie Karen, dans l’est de la Birmanie, zone sévèrement touchée par des bombardements quasi quotidiens depuis deux ans, le village de Hehpa, l’un des seuls encore habités des environs, offre une oasis de tranquillité. Au milieu d’une forêt de bambous, la rivière Hlaingbwe, un affluent du fleuve Salouen qui marque la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, dévale les collines et vient stagner à plat sur quelques dizaines de mètres carrés, formant un bassin naturel que les villageois ont renforcé avec des pierres disposées tout autour, avant de repartir à pic plus bas vers la vallée. Là, des centaines de poissons s’ébattent, pour le plus grand bonheur des enfants du village qui viennent parfois leur donner des bouts de pâte de riz soufflée ou de feuilles. A un tronc d’arbre est suspendu un écriteau de bois, où on a inscrit à la peinture blanche : «Pêche interdite.»

Le bassin de Hehpa fait partie d’un projet de plus de 1 000 bassins protégés répartis sur environ 5 000 km2 du territoire de l’ethnie Karen, pour revitaliser la population de poissons en danger. «Les villageois se sont rendu compte qu’il y avait moins de poissons, et que certaines espèces avaient complètement disparu», se souvient Saw Moo Leh, directeur du département des forêts de l’Union nationale Karen (KNU), principal organe de gouvernance du territoire Karen, dans le district de Mutraw. La surpêche, l’assèchement des rivières, une pollution plastique et chimique de certains cours d’eau ont été identifiés par les habitants comme les causes du phénomène. «Certaines communautés se sont organisées elles-mêmes, d’autres ont fait appel aux autorités.»

«Remettre au goût du jour des pratiques ancestrales»

Pour cet officiel à la tête d’une petite unité de gardes-chasse, c’est la condition essentielle pour qu’un projet de conservation fonctionne : qu’il vienne de la base. «En général, les villageois viennent nous voir avec des problèmes très concrets : on n’a plus de poisson, plus de champignons, l’eau est sale. Et on réfléchit ensemble à ce qu’on peut faire. On ne peut pas imposer des politiques par le haut en matière de conservation : de toute façon on n’a pas les effectifs sur le terrain pour faire appliquer des mesures auxquelles la population n’adhérerait pas.» Les difficultés d’organisation sont exacerbées en zone Karen à cause du conflit plus ou moins actif entre l’armée ethnique locale (KNLA) et le gouvernement central depuis soixante-dix ans, qui a basculé dans la guerre ouverte lors du coup d’Etat du 1еr février 2021.

Avec l’appui logistique d’un réseau transnational d’activistes à cheval entre la Thaïlande et la Birmanie, le Karen Environmental and Social Action Network (KESAN), les officiels de la KNU ont mis en place des bassins protégés et une zone culturelle spéciale dès 2018, et effectué des tournées de sensibilisation dans les villages environnants. Une saison a suffi pour voir le retour des poissons, au moins en partie : «Il y a eu très vite environ 30% de poissons en plus dans les rivières», affirme Saw Moo Leh.

De l’avis des villageois, l’impact est en fait assez réduit en saison sèche, car les poissons restent dans les bassins protégés, mais beaucoup plus marqué en saison des pluies lorsque l’eau monte et les entraîne en aval. En conséquence, les habitants des environs mangent davantage de poisson en saison humide, de juillet à novembre, et tendent à consommer plus d’œufs ou, s’ils en ont les moyens, d’animaux d’élevage en saison sèche. «En fait, nous n’avons fait que remettre au goût du jour des pratiques ancestrales, explique un ancien du village de Hehpa, tenancier d’un magasin d’alimentation. La pêche a toujours été une activité saisonnière, on a tendance à l’oublier dans la vie moderne.» Les villageois adaptent donc leur consommation de fruits et légumes aux saisons, ainsi que leurs apports en protéines.

Dans son uniforme de «ranger», large couteau à la ceinture et radio en main pour communiquer avec les alentours – la zone, déjà peu développée en temps normal, n’a plus ni électricité ni réseau téléphone ou internet depuis deux ans, y compris dans les agglomérations –, Saw Moo Leh se rend de village en village au volant d’un pick-up qui sillonne les routes cahoteuses creusées à flanc de montagne, malgré les risques de frappes aériennes. «C’est essentiel de passer du temps avec les villageois pour les convaincre de l’intérêt de tel ou tel projet, insiste-t-il. Sans l’adhésion des chefs de village, on n’arrive à rien.»

Cérémonies de bénédiction des bassins

Le système de gouvernance ultra-locale de la zone est un facteur important du succès des projets : chaque village a des représentants qui se réunissent en assemblée mensuelle pour parler des affaires courantes, au sein desquelles les questions environnementales (agriculture, pêche, accès à l’eau, sécheresse…) occupent une place prépondérante. Une organisation sociale qu’on retrouve un peu partout en Asie du Sud-Est : en Thaïlande, au Cambodge, ou même au Laos… Paradoxal, dans des pays où les citoyens jouissent de peu de droits démocratiques au niveau national, mais où les assemblées de village jouent encore un rôle important.

«L’engagement et la personnalité des leaders locaux, leur degré de connexion à des organisations en dehors du village sont des facteurs importants du succès des projets de conservation», estime Olivier Evrard, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement, spécialiste des questions environnementales en Asie du Sud-Est. En outre, dans l’organisation de gouvernance centrale des Karens, l’environnement n’est pas un portefeuille politique en soi, il est réparti sur plusieurs «ministères» : dans le cas des bassins par exemple, les départements des forêts, de l’eau, de la santé, de l’éducation et de l’agriculture ont collaboré.

En plus de la gouvernance politique, les leaders religieux et spirituels ont aussi été sollicités. Animistes à l’origine, cohabitant avec la majorité bouddhiste du pays, les minorités Karens ont été évangélisées dès le XIXe siècle par les missionnaires. Les chrétiens représentent une majorité au sein des instances dirigeantes de la KNU. «Des chefs animistes, des prêtres catholiques et pasteurs protestants, des moines bouddhistes ont béni ensemble les bassins lors de leur inauguration, raconte Saw Maw Kyaw, 28 ans, le plus jeune leader du groupe. C’était important de rassembler tout le monde, pour que personne ne puisse dire : c’est le Dieu des autres, je ne suis pas concerné.» Des cérémonies de bénédiction des bassins sont organisées chaque année.

«Une connexion émotionnelle à la nature»

L’activiste Paul Sein Twa, directeur du réseau KESAN, lui aussi issu de l’ethnie Karen mais installé à Chiang Mai, du côté thaïlandais de la frontière, souligne l’importance cruciale de conserver l’aspect culturel voire spirituel des projets : «Nous voyons bien en Occident les limites du discours purement rationnel, fondé sur des arguments scientifiques», estime-t-il. Son association est donc engagée à la fois dans la mise en place de projets concrets et dans un travail de revitalisation culturelle, à travers les légendes, la poésie ou des chants. «Certains récits expliquent qu’on n’a pas le droit de tuer certains animaux parce que ce sont des alliés des humains, d’autres qu’il ne faut pas couper les arbres près des rivières… On n’y croit pas de façon littérale, mais on se transmet ces histoires et elles créent une connexion émotionnelle et spirituelle à la nature, qui est un moteur puissant pour l’action environnementale.»

Il précise néanmoins que la jeune génération a besoin aussi d’explications rationnelles. «Les jeunes d’aujourd’hui n’acceptent plus les tabous. Si on n’a pas le droit de tuer un animal, ils veulent savoir pourquoi. De toute façon, la plupart des légendes, sur l’esprit des sources, ou l’interdépendance entre l’eau et la forêt, peuvent être très bien transcrites en termes scientifiques.» Lauréat du prix Goldman pour l’environnement en 2020, membre de plusieurs organisations internationales et interlocuteur de la vice-présidente américaine, Kamala Harris, lors de son passage en Thaïlande en novembre, il prône l’approfondissement du travail sur les récits, le rapport émotionnel à la nature, y compris en Occident, afin d’engager davantage les populations.

Depuis deux ans, le conflit avec l’armée birmane a eu des effets paradoxaux sur les efforts de conservation. D’une part, les frappes aériennes ont rendu difficile le travail des activistes. D’autre part, elles ont provoqué la fuite de centaines de milliers de personnes, qui vivent aujourd’hui cachées dans la forêt et se nourrissent de ses produits. «On essaie de les engager dans les programmes, raconte Saw Moo Leh. Mais, bien sûr, quand la survie est en jeu, c’est difficile d’expliquer à quelqu’un qu’il n’a pas le droit de pêcher.» Réfugiée depuis deux ans dans la jungle avec son mari et son fils de 12 ans, Khi Mar, une professeure de birman, affirme qu’elle a le souci de protéger l’environnement : «On utilise le moins de lessive possible dans la rivière, on essaie de respecter les interdictions. La plupart du temps, on ne mange que des herbes avec du piment, avec un peu de riz.» Dans le même temps, des projets du gouvernement central birman, tels que le barrage de Hatgyi, sur la rivière Salouen, qui rencontrait une forte opposition, ont été indéfiniment repoussés, laissant aux communautés du temps pour réfléchir à leur propre modèle de développement économique.

Par Carol Isoux – Libération – 4 avril 2023

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