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Être journaliste dans le Cambodge des années 1970

Le 2 mai dernier, à Phnom Penh, juste en face de l’ambassade de France où les journalistes étrangers se sont réfugiés à l’arrivée des Khmers Rouges, s’est tenue une cérémonie de commémoration dédiée à la mémoire de correspondants de guerre tués ou portés disparus au Cambodge entre 1970 et 1975. Revenons sur leur histoire.

Quand on est reporter français à Phnom Penh, pendant la guerre, on est à la fois intime spectateur et figurant du chaos ambiant. Là où le Mékong s’est teinté de rouge et où la vie normale s’est arrêtée, le temps d’un effrayant intervalle historique, il est alors devenu impossible, même à l’étranger, d’ignorer un des plus terribles conflits de cette époque.  

Pour bien comprendre ce qu’il se tramait en ce temps-là, il faut faire un rapide retour en arrière, remonter la bobine du temps jusqu’aux années 1970. 

D’abord, il nous faut un décor…L’Hôtel Royal de Phnom Penh, situé dans le cœur historique de la capitale. L’ancien bâtiment colonial, rénové en palace, a été un témoin privilégié, derrière ses nombreux contrevents, de la terrible histoire du royaume. C’est entre ces murs, juste avant l’arrivée des Khmers Rouges, que les journalistes étrangers ont élu domicile, le temps de couvrir cette guerre sans visage qui prend part sous leurs yeux. 

Le gouvernement provisoire dirigé par le général Lon Nol, qui fait suite à la destitution du prince Norodom Sihanouk le 8 mars 1970, et qui fonde la République khmère, se range alors du côté des américains. D’abord confiné au Vietnam, le conflit idéologique et la logique des blocs inondent désormais aussi les sols cambodgiens. D’un côté, la “menace rouge”, incarnée par le Vietcong et les soldats de l’armée régulière du Nord-Vietnam – ainsi que leurs alliés Khmers Rouges, de l’autre, le camp du libéralisme, avec l’armée gouvernementale cambodgienne, soutenue par les Sud-Vietnamiens et les Américains. Un conflit qu’on ne saurait vraiment voir, à la fois interne et internationalisé, où l’horreur a même infiltré les campagnes les plus paisibles. 

Maintenant, les personnages. Si l’Hôtel avait reçu déjà par le passé des personnalités des plus distinguées, on peut penser notamment à des noms comme Charles de Gaulle, André Mal­raux, Jacqueline Kennedy et même Charlie Chaplin; entre 1970 et 1975, le palace ouvre principalement ses portes à un autre type de clientèle, les correspondants de la presse internationale. Venus des quatre coins du monde, ces journalistes, photographes, coopérants, ont également côtoyaient autant de marchands d’armes, diplomates, contrebandiers, agents secrets et écrivains. On peut ajouter, en figuration, les serveurs vétus de blanc du bar le Cyrène, où se retrouvaient tous les soirs ces hommes, et quelques femmes, pour siroter whisky et autres fantaisies. 

En plus d’être une importante source d’information, l’hôtel est en même temps un véritable chef-lieu. Les nombreuses Mercedes garées devant l’établissement et leurs chauffeurs se tiennent prêts à décoller, à toute heure du jour et de la nuit, pour celui qui veut quitter la capitale, et filer au plus près des combats.

James Pringle, correspondant de l’agence britannique Reuters dans les années 1960 et 1970 se souvient : « Nous prenions nos quartiers à l’Hôtel Le Royal. Nous nous comptions tous les uns les autres le matin et le soir pour être sûrs que tout le monde soit là. Parfois, il en manquait à l’appel ». 


Rarement seul, les journalistes partent le plus souvent par petit groupe de deux ou trois, plus un interprète, pour aller à la rencontre de la guerre, en empruntant la nationale 1 (N1) vers le sud-est, direction la frontière vietnamienne. En l’absence de lignes de front bien définies, ils sont obligés d’arpenter les campagnes, à la recherche d’une guerre insaisissable qui se terre à l’ombre des palmiers à sucre et ne se révèle qu’en embuscade. Au travers d’une méthode d’investigation plutôt sommaire, ces correspondants prennent tous les risques, escortés à chaque pas par la menace planante des tirs à l’aveugle, des enlèvements ou encore des exécutions, afin de dégoter la moindre petite information. Ils traversent alors les routes de terre, entre plantations et rizières, non sans rencontrer des buffles ou des familles travaillant dans les champs, et où se succèdent comme à l’identique les cabanes de bois sur pilotis des différents villages où ils s’arrêtent, parfois, pour enquêter. Une traque d’autant plus dangereuse qu’elle s’est avérée mortelle. 

Sous ces airs d’inquiétante accalmie, les premiers jours d’avril 1970 n’en sont pas moins terribles pour le monde de la presse étrangère puisque en seulement trois jours, près de neuf correspondants disparaissent, ne laissant bien souvent comme seule preuve de leur passage sur la N1 qu’une voiture garée sur le bas côté et du matériel photographique. 

Sur les derniers pas de Gilles Caron

Premier sur la liste de ces disparitions, Gilles Caron, dont la dernière trace laissée de son vivant est une photo couleur, prise sur un bac traversant le Mékong.

Lors de sa courte carrière, commencée seulement trois ans auparavant à l’agence Gamma, fondée par Raymond Depardon et Hubert Henrotte, le jeune homme se fait rapidement connaître dans le monde de la presse pour ses images d’une grande qualité. Ses clichés en noir et blanc pris à Jérusalem pendant la guerre des Six Jours, au Biafra, en mai 68 à Paris, au Vietnam, ou encore durant les révoltes de 1969 en Irlande du Nord représentent aujourd’hui un héritage photographique impressionnant.  

Le 5 avril 1970, le correspondant quitte le Royal et s’engage, avec un autre journaliste, Guy Hannoteaux, un coopérant, Michel Visot et un chauffeur, sur la Nationale 1. 

Trois mois avant de venir au Cambodge, il avait été fait prisonnier au Tchad en couvrant l’insurrection des Toubous. Avant de s’envoler pour Phnom Penh, Caron entend en faire son dernier reportage de guerre. Le destin lui donnant raison, on ne le verra pas revenir, ni lui, ni ceux qui l’accompagnent ce jour-là. 

Si sa voiture a été retrouvée quelques jours plus tard, personne ne saurait dire ce qu’il lui est vraiment arrivé. 

Sur les derniers pas de Claude Arpin 

Claude Arpin commence lui aussi comme pigiste à l’agence Gamma. En 1970, il s’envole pour le Vietnam où il va couvrir la guerre pour le compte de Newsweek, un magazine américain. Son reportage va finir par le mener au Cambodge. 

Le 6 avril de la même année, il se joint à deux reporters d’images japonais, Akira Kusak et Yujiro Takagi, et leur chauffeur, pour remonter vers la frontière vietnamienne. 

Leur véhicule et matériels photographiques sont retrouvés à Chi-Pou, non loin de la route N1, zone partiellement contrôlée par les Khmers Rouges. Il était alors âgé de 29 ans. 

Sur les dernier pas de Marc Filloux

Après avoir été journaliste indépendant à Vientiane au début des années 1970, Marc Filloux est envoyé seconder le correspondant de l’Agence France Presse en poste à l’époque à Luang Prabang, au Laos.

Le 10 avril 1974, passeport français en poche, il part en direction du Cambodge avec sa traductrice laotienne, qui est aussi sa compagne, Manivanh, pour tenter d’obtenir une interview des dirigeants Khmers Rouges. Ils franchissent la frontière à pied en suivant la route numéro 13 qui traverse la province de Stung Treng. Après à peine cinq kilomètres parcourus en territoire cambodgiens, ils sont arrêtés. Malgré les recherches, on ne saura plus rien de Marc Filloux et de sa compagne.

Paru en avril 1974 dans Le Monde Diplomatique, son article “Les révolutionnaires et les neutralistes laotiens tiennent l’extrême droite en échec” apparaît comme l’une de ses dernières publications de son vivant. 

La célébration de la journée internationale de la liberté de la presse ravive, le temps d’un instant, le souvenir du sacrifice de ces jeunes reporters, qui sont allés remonter la nationale 1 dans le but de dévoiler au monde une vérité meurtrière. 

Par U. Lacaze – Lepetitjournal.com – 6 mai 2023

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