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Thaïlande : au « pays du sourire » et de la démocratie sans cesse contrariée

Malgré la victoire dans les urnes des pro-démocrates, avec à leur tête le parti Move Forward, son chef Pita Limjaroenrat n’a pu être élu Premier ministre par les parlementaires thaïlandais. Les sénateurs fidèles à l’armée ont rejeté sa candidature, jugée trop radicale, en dépit du risque de nouvelles manifestations dans un royaume fracturé. « Je ne vais pas abandonner », a réagi le candidat progressiste.

Bien sûr, à l’aune d’une kyrielle d’autres dossiers asiatiques estivaux autrement plus sensibles et préoccupants pour la stabilité régionale* et la sécurité internationale, les soubresauts de la scène domestique de l’ancien Siam apparaîtront pour beaucoup comme des péripéties méritant un intérêt relatif, comme l’énième épisode écrit d’avance d’une trame politique torturée, assénant une fois encore un violent coup de massue aux aspirations démocratiques des 70 millions de Thaïlandais.

En cette mi-juillet 2023, alors que le chef de gouvernement de la « plus grande démocratie du monde » (le Premier ministre indien Narendra Modi) était l’invité de l’Élysée et de la République française pour les cérémonies parisiennes du 14 juillet, à 10 000 km de là vers le lointain Sud-Est asiatique, dans l’hyperactive Bangkok débarrassée des tourments du Covid et reprenant des couleurs, une retorse partie d’échec politique à la thaïlandaise mobilise l’attention et les énergies. Les diverses pièces, rivales et alliées, d’un échiquier domestique fébrile accaparent la lumière et les médias, hypnotisent contre son gré une population qui, familière des dénis de démocratie, des coups d’État militaires** et des intrigues, redoute avant l’heure les ondes de choc qui ne manqueront pas d’agiter cette monarchie parlementaire au cours politique tourmenté.

Deux mois jours pour jour après des élections législatives, le 14 mai, consacrant – une fois encore et dans des proportions indiscutables – la très large préférence des électeurs thaïlandais pour des formations politiques pro-démocratie, réformistes, plus proches du peuple que des tenants traditionnels du pouvoir et de l’autorité (l’establishment conservateur), la deuxième économie d’Asie du Sud-Est attend toujours qu’on lui présente une nouvelle équipe dirigeante, qu’on lui propose enfin un successeur à l’austère Premier ministre sortant, l’ancien chef des armées et général Prayut. Un chef de gouvernement sur le départ*, installé aux manettes exécutives depuis une interminable décennie – pour un bilan général bien ténu, de l’économie à la gestion de la pandémie de Covid – que la population ne regrettera pas longtemps. À Bangkok comme ailleurs en Asie, accéder au pouvoir par la force des bataillons et des galons** plutôt que des bulletins de vote garantit certes une trace dans la postérité mais pas à la meilleure place.

Du reste, dans ce royaume bouddhiste, les nombreux promoteurs et défenseurs de la démocratie garderont en mémoire que c’est un certain général Prayuth qui déjà, au printemps 2010, ordonna aux forces de sécurité d’ouvrir le feu dans la capitale – au prix d’un bilan humain considérable* – sur les chemises rouges, ces partisans de l’ancien Premier ministre populiste Thaksin Shinawatra, bouté hors du pouvoir par un autre coup d’État militaire… Avant donc de réitérer en 2014 et de démettre de ses fonctions de cheffe de gouvernement Yingluck Shinawatra, laquelle goutera à son tour, comme son frère ainé, au supplice de l’exil politique pour se garder des austères geôles du royaume.

MAJORITÉ IMPOSSIBLE

Pourtant, au sortir des urnes mi-mai, alors que les formations pro-junte et royalistes adossées à l’establishment enregistraient un revers comptable et politique retentissant, la messe électorale semblait dite et offrait à la nouvelle Assemblée nationale un visage résolument pro-démocratie, moderne et réformiste, en phase avec les attentes d’une majorité d’électeurs du royaume éreintés par la suffisance, la morgue et la gouvernance sujette à caution de l’administration Prayuth et ses 9 longues années de confiscation du pouvoir*. À eux deux, le Move Forward et le Pheu Thai, avec à leur tête respectivement Pita Limjaroenrat (un quadra, homme d’affaires prospère, dynamique, télégénique et charismatique diplômé d’Harvard) et Paethongtarn Shinawatra (37 ans), fille et nièce d’anciens chefs de gouvernement, troisième postulante de la dynastie politique Shinawatra à brandir l’étendard d’un mouvement politique national, revendiquaient 312 des 500 sièges en jeu dans la chambre basse. Un succès autant politique que comptable qui, pensait-on un peu hâtivement sans se plonger dans les arcanes électorales et administratives, permettrait a priori de tourner enfin la page des années Prayuth et d’ouvrir un chapitre politique nouveau, distinct sous bien des points de la gouvernance élitiste, royaliste et militaire de la décennie écoulée. À la précipitation et l’entrain initiaux – combinés à une lecture plus fine de la Constitution de 2017 – succéda rapidement quelque crainte quant aux chances de réalisation à court terme de cette mue politique à l’ADN démocratique et réformiste.

En effet, selon la lettre de la Constitution en vigueur, la nomination du Premier ministre incombe au Parlement (composé de la Chambre des représentants – 500 députés – et du Sénat – 250 sénateurs) qui agrège au total 750 législateurs. Pour être nommé Premier ministre, il faut a minima se prévaloir du soutien de 376 parlementaires.

Premier parti en nombre de sièges obtenus, le Move Forward Party (MFP) a donc forgé une coalition avec 7 autres partis pour former le prochain gouvernement, lequel aurait à sa tête le chef du MFP, Pita Limjaroenrat. Or, la candidature du flamboyant quadra au poste de Premier ministre et la formation du prochain gouvernement se heurtent aux résistances de l’establishment et d’un Sénat conservateur nommé sous le régime militaire (en place depuis 2014), tous deux résolument hostiles à un gouvernement progressiste. Bien que la coalition progressiste ait le soutien de 312 députés, son télégénique candidat au poste de futur Premier ministre reste loin du seuil des 376 voix – plus de la moitié des 750 sièges au parlement – nécessaires à sa nomination.

Une difficulté n’arrivant jamais seule, une nouvelle redoutée mais anticipée du camp démocrate tombait le 12 juillet : « La Commission électorale estime que le statut de Pita Limjaroenrat doit être considéré pour annulation et va soumettre la question à la Cour constitutionnelle pour une attention approfondie. » L’influente Commission électorale recommande en l’espèce la suspension de Pita Limjaroenrat pour des soupçons d’irrégularités. La Cour constitutionnelle doit à présent indiquer si elle accepte de se saisir de cette affaire délicate. S’il est reconnu coupable, Pita – qui se défend de toute manœuvre illégale ou d’une quelconque dissimulation – risque la prison, la perte de son siège et l’inéligibilité durant 20 ans. Et donc de voir ipso facto s’éloigner l’accès au pouvoir, nonobstant le soutien d’une frange importante de l’opinion, notamment la jeunesse militante éprise de démocratie, de réforme et de liberté. Une opinion publique qui, en soutien de l’appel à la raison de la direction du MFP et de Pita, a déjà ouvertement laissé entendre qu’elle ne tolèrerait certainement pas sans réagir qu’on lui rejoue, avec moult fausses notes, la partition de l’élection précédente de 2019, avec l’interdiction du parti Future Forward et l’inculpation de son leader d’alors, Thanathorn Juangroongruangkit, autre charismatique comète politique quadra au profil à maints égards proche de celui de Pita Limjaroenrat.

PITA INÉLIGIBLE ?

Le 12 juillet, la Cour constitutionnelle acceptait une requête déposée contre le MFP et Pita pour leur projet de réforme du crime de lèse-majesté, arguant qu’il enfreindrait l’article 49 de la Constitution interdisant aux citoyens d’utiliser leurs droits et libertés pour renverser la monarchie. En réaction, la direction du Move Forward tançait la Commission électorale « d’abus de pouvoir » après qu’elle ait recommandé que Pita soit suspendu en tant que député jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle statue à son propos. Ces deux décisions politico-judiciaires visant le leader du MFP ont immédiatement débouché sur l’organisation de manifestations pacifiques de ses sympathisants dans plusieurs provinces du royaume, à Bangkok, Surin, Ubon Ratchathani ou Nakhon Ratchasima.

« J’espère qu’il ne s’agit pas d’une persécution politique. Sinon, la persécution dont je fais l’objet serait coûteuse pour la fonction publique, l’administration nationale et les responsables politiques. Il serait dommage de nous bloquer, le parti Move Forward et moi, qui représentons la voix des personnes qui ont voté il y a deux mois. Nous sommes leur espoir », réagissait, entre fatalisme et espoir, réalités et volonté de tordre le cou au destin, l’emblématique potentiel 30ème Premier ministre de la chaotique histoire politique de l’ancien Siam.

Une saillie en forme de prémonition. Le 13 juillet, sa candidature n’a pas recueilli le nombre de suffrages voulus. Loin des 376 voix nécessaires, « seuls » 324 votants lui ont apporté leur soutien : 188 ont voté contre, 199 se sont abstenus). Comme prévu, le Sénat aux ordres de l’establishment conservateur lui a largement tourné le dos : seuls 13 de ses 250 membres ont soutenu sa candidature.

Bon perdant, le diplômé de Harvard concéda sans tarder son revers du jour : « Nous acceptons le résultat, mais nous ne reculons pas. Le résultat n’était pas celui que nous attendions. Nous travaillerons d’arrache-pied pour obtenir le soutien nécessaire lors du prochain vote. J’élaborerai à nouveau une stratégie pour m’assurer que la prochaine fois, nous obtiendrons les votes nécessaires. »*

Un nouveau tour de scrutin sera organisé ce mercredi 19 juillet, avec une ou plusieurs autres personnalités postulantes (idéalement moins clivantes), possiblement du Move Forward ou du Pheu Thai, voire du camp conservateur. Le temps de se remettre de cette infortune et de consulter son entourage, Pita se prononcera prochainement sur l’opportunité de se soumettre à nouveau ou de renoncer au verdict du Parlement.

Ces prochains jours, les négociations, tractations et intimidations en tous genres continueront de rythmer la vie politique du royaume, de nourrir les incertitudes et les appréhensions, créant des tensions entre des adversaires politiques que tout oppose. A priori, les observateurs semblent à court terme écarter le scénario d’un nouveau coup d’État militaire. Mais au « pays du sourire » et de l’influente élite conservatrice, sait-on jamais ?

Par Olivier Guillard – Asialyst – 15 juillet 2023

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