En Thaïlande, les militaires ont parlé plus fort
Lors des élections du 14 mai dernier, les Thaïlandais ont infligé un revers brutal aux militaires : après neuf ans de régime militaire, les partis pro-démocratie remportèrent une victoire fracassante.
Avec 38 % du vote, le jeune parti progressiste Move Forward est arrivé en tête, suivi d’un autre parti pro-démocratie, le parti Pheu Thai. Ces partis ont formé une coalition avec six autres partis, représentant environ 70 % des votes et 312 députés sur un total possible de 500.
À première vue, une si forte coalition devait assurer à Pita Limjaroenrat, le leader de Move Forward, le poste de premier ministre… Mais l’élite militaro-royaliste, qui possède une forte influence au sein des institutions du pays, n’allait pas concéder le pouvoir si facilement.
Le premier défi auquel Pita a dû faire face est le vote du Sénat. À la suite du coup d’État de 2014, les militaires, par l’adoption d’une nouvelle constitution, ont créé un Sénat de 250 membres nommés par l’armée. Ainsi, pour devenir premier ministre, un candidat doit obtenir au moins 376 sièges sur les 750 (500 députés et 250 sénateurs).
À peine quelques heures avant le vote, la commission électorale a recommandé la suspension de Pita malgré sa victoire retentissante aux élections. La raison donnée est qu’il possédait des parts dans une compagnie de média, ce qui est interdit dans le pays. Or, le média en question, iTV, n’opère plus depuis… 2008. On assiste plutôt à des manigances de l’élite conservatrice du pays pour empêcher le réformiste d’accéder au pouvoir.
Un autre défi pour Pita est son intention de réformer la loi de lèse-majesté, une des plus sévères au monde, qui prévoit une peine de prison pour quiconque insulte ou diffame la royauté. Dans les dernières années, une application stricte avait permis au régime militaire d’inculper des centaines de partisans pro-démocratie.
Le jour du vote, seul 13 des 250 sénateurs nommés par l’armée ont voté pour Pita, celui-ci ne parvenant qu’à récolter 324 sièges sur les 376 requis (le président de la Chambre des représentants s’est abstenu).
Un second vote était donc prévu le 19 juillet pour l’élection d’un premier ministre, mais les défis pour Pita n’en restèrent pas là. La journée même du vote, la Cour constitutionnelle (qui est politisée en faveur de l’élite conservatrice et royaliste) a annoncé la suspension de Pita à cause de ses parts dans la défunte société de média iTV.
Quelques heures plus tard, le Parlement a voté contre la possibilité de toute autre nomination de Pita, notamment en raison du poids de ses rivaux et des sénateurs non élus. Plus tard dans la journée, des centaines de personnes se sont réunies au Monument de la démocratie pour protester contre ces manoeuvres, que plusieurs qualifient de coup d’État judiciaire.
L’avenir de la démocratie s’assombrit
Alors que la Cour doit se pencher sur les accusations qui pèsent sur Pita (qui pourrait lui valoir une peine de prison et la dissolution de son parti), les négociations pour la nomination d’un autre premier ministre continuent et plusieurs scénarios se dessinent pour former une coalition victorieuse. Or, un dénominateur commun est présent dans ces scénarios : l’absence du parti Move Forward de ces coalitions.
Un des scénarios les plus probables est la formation d’une nouvelle coalition dirigée par le parti Pheu Thai, qui a terminé second lors des élections. Or, la plupart des sénateurs ont indiqué clairement qu’ils ne voteraient pas pour une coalition qui inclurait Move Forward à cause de ses intentions de modifier la loi sur la lèse-majesté, une mesure qu’ils considèrent comme trop radicale. Pheu Thai pourrait alors se tourner vers des partis plus proches de l’élite conservatrice, voire inclure des partis militaires dans sa coalition.
Un autre scénario possible serait la nomination de l’ancien commandant en chef de l’armée, Prawit Wongsuwan. Bien que n’ayant récolté que 1,42 % du vote populaire, Prawit possède une forte influence au sein des sénateurs pro-armée et pourrait s’allier à des groupes conservateurs et royalistes pour obtenir suffisamment de voix. Bien que ce scénario soit politiquement possible, il pourrait provoquer de vives protestations comme celles que le pays avait connues en 2020-2021 contre le gouvernement militaire à la suite de la dissolution du parti Future Forward, l’ancêtre de Move Forward.
La question qui se pose est alors la suivante : jusqu’où l’armée est-elle prête à aller pour conserver le pouvoir ? En enchaînant les procédures pseudolégales, l’armée pourrait déclencher de vives protestations dans tout le pays. Ce qui est certain, c’est que l’avenir démocratique de la Thaïlande est à un tournant de son histoire.
Par Alexandre Veilleux – Le Devoir (.ca) – 28 juillet 2023
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