En Birmanie, les routiers sur la ligne de front malgré eux
Pots-de-vin, fusillades et glissements de terrain: à bord de son camion transportant des fruits et des meubles, Ko Cho roule entre la frontière thaïlandaise et Rangoun, avec son courage comme boussole dans une Birmanie en guerre.
« Parfois, nous devons nous arrêter et attendre sur la route quand il y a des combats. C’est déjà arrivé deux fois » en septembre, raconte à l’AFP le chauffeur routier identifié seulement par un pseudonyme par craintes de représailles.
Le trajet de 400 kilomètres entre Myawaddy, le principal poste frontière avec la Thaïlande, et la capitale commerciale Rangoun peut prendre plus de dix jours, aller-retour, avec des péripéties dignes du film « le Salaire de la peur ».
L’itinéraire emprunte la Route asiatique 1, la plus longue des routes dessinées sous l’égide des Nations unies pour faciliter les échanges à travers le continent de Tokyo à Istanbul.
Il traverse l’Etat Karen, dans l’Est de la Birmanie, secoué par un conflit long de plusieurs décennies entre l’armée régulière et les rebelles ethniques de l’Union nationale karen (KNU).
Les combats ont redoublé d’intensité après le coup d’Etat militaire de 2021, qui a conduit des organisations pro-démocratie à rejoindre les rebelles du KNU dans leur engagement contre la junte.
Des frappes aériennes et des tirs d’artillerie s’abattent régulièrement sur les zones situées à proximité de la route, étranglant encore davantage cet axe crucial d’une économie défaillante depuis le putsch.
« Quand on entend que les coups de feu sont proches, on s’arrête immédiatement et on se cache sous le camion », confie Ko Zaw, un autre chauffeur protégé par un nom d’emprunt.
« Nous avons nos papiers, de l’argent liquide et nos téléphones prêts si quelque chose nous arrive », rapporte Aung Htoo –également un pseudonyme–, un chauffeur propriétaire de son camion. Comme « on ne peut pas faire demi-tour, nous devons nous enfuir à pied », dit cet habitué des routes de la région.
– « Payer tout le monde, partout » –
Le danger guette dès Myawaddy, plaque tournante pour le trafic d’êtres humains et de drogues illégales que contrôle une milice pro-armée.
Des combattants anti-junte ont mené une attaque par drones contre un bâtiment gouvernemental –où cinq représentants officiels ont été tués et onze policiers blessés en septembre.
Avant de partir, les routiers doivent payer 120.000 kyats (près de 60 euros) pour effectuer « rapidement » les démarches douanières en zone de chargement.
« Cela peut prendre un mois si on refuse de payer. Tous les véhicules paient », explique Aung Htoo.
A partir de Myawaddy, la route en mauvais état sillonne la jungle vallonnée. En septembre, la mousson augmente le risque d’accident dans les nombreux virages en épingle à cheveux.
Là encore, les routiers doivent débourser des sommes représentant plus de 70 euros pour passer les points de contrôle aux mains de l’armée et de ses alliés, jusqu’à Rangoun.
« Il faut payer tout le monde, partout. Sur la route, les ponts, aux péages, dans les zones d’échange », soit toutes les deux heures, explique Ko Zaw. « Et quand vous essayez de négocier avec eux pour payer moins, ils nous disent: +fais demi-tour si tu n’as pas d’argent+ », fustige cet homme âgé de 43 ans.
– « On est inquiets pour nos vies » –
De temps à autre, des pickups transportant des soldats de l’armée ou du camp adverse, armes en bandoulière, zigzaguent dans le trafic.
Après le passage des montagnes et des heures de route dans les plaines, les camions atteignent Nyaung Kar Shay, l’un des principaux points de contrôle avant Rangoun où s’entassent les poids lourds attendant d’être inspectés.
Il faut compter au moins une demi-journée d’attente, à moins de payer un nouveau pot-de-vin équivalant à 50 euros, confie Ko Cho.
Les produits finissent dans les marchés et magasins de Rangoun, mégapole de près de neuf millions d’habitants où bat le coeur chancelant de l’économie birmane.
Les camions, eux, reprennent la route vers l’est, en direction de Myawaddy, pour un salaire d’une centaine d’euros par voyage qui n’inclut pas les frais de bouche.
« Nous, les chauffeurs, sommes inquiets pour nos vies », déplore Ko Zaw. Car la route a beau être « très importante pour le commerce entre la Birmanie et la Thaïlande », elle est « dangereuse pour nous ».
Agence France Presse – 10 octobre 2023
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