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Au Cambodge, l’expulsion des familles du site d’Angkor dénoncée par Amnesty International

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Dans un rapport publié mardi, l’ONG critique le déplacement de 10 000 familles du site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Si Phnom Penh assure qu’il s’agit de préserver l’intégrité de ce joyau du tourisme cambodgien, les experts restent dubitatifs.

Déracinement, menaces, relocalisation sur un site dépourvu d’électricité et d’eau potable, perte d’emploi et de revenus : sous couvert de protéger le site millénaire d’Angkor, les autorités cambodgiennes «bafouent le droit international» en expulsant de leur maison et de leurs terres des milliers de familles, déplore Amnesty International dans un rapport publié mardi. Intitulé «Nobody wants to leave their home» (Personne ne veut quitter sa maison), le document dénonce l’expulsion forcée de 40 000 Cambodgiens vivant à proximité d’Angkor, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco.

Le phénomène n’est ni nouveau ni caché. Selon les autorités de Phnom Penh, qui évoquent un programme de «relogement», l’expansion de la population locale, l’usage excessif d’eau et la production accrue de déchets qui l’accompagnent, menacent l’intégrité du site archéologique et risquent de mettre en péril son statut de patrimoine mondial. Un problème de taille tant le joyau de l’empire khmer, qui abrite notamment le célèbre temple d’Angkor Vat, représente un atout majeur pour le développement du tourisme dans le pays.

Menaces et intimidations

Un «programme de relogement volontaire», selon la terminologie du gouvernement cambodgien, a donc débuté l’an dernier et s’est accéléré fin 2022. Il concerne 10 000 familles, exhortées à quitter le site pour déménager vers des terres situées un peu plus loin, autrefois consacrées à la culture du riz. Entre mai et juin 2023, Amnesty International a enquêté sur les conditions de ces «relogements», en interrogeant des habitants et en visitant à neuf reprises le parc d’Angkor et deux sites de réinstallation. Le constat de l’ONG de défense des droits humains est sans appel : «Toutes les personnes interrogées se sont senties manipulées, contraintes ou forcées de partir», assure l’ONG, qui dénonce la promesse non tenue de Phnom Penh.

Les enquêteurs d’Amnesty se sont entretenus avec plus de 100 personnes déjà expulsées ou fortement poussées à quitter Angkor à la suite d’actes d’intimidation, de harcèlement et de menaces de la part des autorités. «On leur disait que leurs maisons seraient inondées ou qu’on leur couperait l’électricité», déplore Montse Ferrer, directrice de la région Asie de l’Est et du Sud-est pour Amnesty International, qui a participé à la rédaction du rapport. Par ailleurs, une faible compensation financière – quelques centaines de dollars – est octroyée aux familles acceptant ce relogement. Pour celles qui refusent, «le gouvernement ne donne rien, c’est sa principale menace», déplore la chercheuse.

Déplacées de force, les familles n’ont pas le choix. Elles sont envoyées à Run Ta Ek, un espace de terre anciennement utilisé pour la culture du riz, sous développé et très éloigné de la capitale touristique. Dans une vidéo que Libération a pu consulter, l’ONG assure que le site de réinstallation, facilement inondable en cas de pluie, n’était en outre doté, à l’arrivée des familles, d’aucune électricité, installation sanitaire ou eau potable. Les faibles compensations financières du gouvernement cambodgien contraignent les familles à construire, sur place, leurs propres habitations.

«Une enfant des bâtisseurs»

Ces expulsions contraignent des milliers de familles à abandonner leurs terres, leurs racines et leur histoire. Dans le rapport, une habitante contrainte de vivre désormais dans la zone de réinstallation a dit «avoir perdu le lien particulier qui l’unissait à la terre où elle a passé toute sa vie». Celle qui se décrit comme «une enfant des bâtisseurs [du temple]» est bouleversée de quitter les lieux où sont enterrés ses proches. Dont son père, mort dans le chantier de la restauration du monument.

Dans au moins quinze cas, souligne le rapport, les familles expulsées ont confié que les autorités locales avaient mentionné que l’Unesco était à l’origine des déplacements. Contactée, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture affirme «qu’à aucun moment, elle n’a demandé, soutenu ou participé à ce programme»«Nous n’avons jamais pensé que l’Unesco était responsable de ces déplacements, mais nous savons qu’ils sont au courant et informés depuis l’année dernière», commente Montse Ferrer, d’Amnesty.

L’ONG exhorte l’Unesco à «user de son pouvoir et de son influence pour s’assurer, dans la mesure du possible, que l’Etat cambodgien respecte les droits de l’homme». Elle souhaite notamment que l’agence onusienne puisse mener une enquête indépendante et condamner sans équivoque les violations des droits humains perpétrées parfois en son nom. «Si l’Unesco ne réagit pas avec détermination, les efforts de conservation risquent d’être de plus en plus instrumentalisés par les Etats à leurs propres fins, au détriment des droits humains», ajoute Montse Ferrer.

Amnesty International appelle également le gouvernement cambodgien à cesser ces expulsions forcées et à mettre aux normes le site de réinstallation, tout en régulant les compensations financières. En réponse au rapport, l’Unesco s’est dite «profondément inquiète» et a exhorté Phnom Penh à prendre des «mesures de correction». Le rapport de l’ONG n’est «pas correct», a réagi de son côté le gouvernement cambodgien, accusant Amnesty International d’avoir formulé ces affirmations à des milliers de kilomètres de distance, et en interrogeant uniquement des personnes mécontentes. «C’est faux, balaie Montse Ferrer. Nous nous sommes rendus sur place et avons un échantillon très représentatif, dans différentes zones, des personnes impactées

A qui profitent ces déplacements ?

En 2022, Hun Sen, Premier ministre cambodgien de l’époque et père de l’actuel dirigeant, avait annoncé que les habitants «risquaient d’être expulsés au nom de la conservation». Pourtant, «la présence de population a fait partie intégrante de la décision d’inscrire le site sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1992», réagit l’organisation. Pour se justifier, le Cambodge invoque la nécessité de protéger le site contre des dégradations susceptibles de mettre en péril son statut de patrimoine mondial. Sauf que plus de deux millions de visiteurs étrangers l’ont visité en 2019. Et qu’en 2017, le directeur de l’organisme public gérant le site annonçait un objectif de «dix millions» de touristes en 2025.

«Le tourisme a un rôle important dans un pays sous-industrialisé comme le Cambodge. Il représente 20 % du PIB», note Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse à l’Ifri et spécialiste de l’Asie du Sud-Est. D’où les efforts mis en œuvre par le pays pour développer et revitaliser le secteur. Le mois dernier, l’aéroport international de Siem Reap, qui dessert les célèbres temples d’Angkor Wat, a ouvert ses pistes. Tout proche du site classé, cet aéroport ultramoderne financé par la Chine à hauteur d’un milliard de dollars, doit accueillir à terme plus de 12 millions de passagers par an. Considéré comme le «grand frère du Cambodge», le gouvernement chinois s’est positionné depuis la fin des années 90 comme le principal allié de Phnom Penh. Premiers investisseurs, premiers partenaires commerciaux, «les Chinois ont les mains dans tous les projets de développement, les projets d’infrastructure et les projets touristiques», détaille Sophie Boisseau du Rocher.

Selon la chercheuse, il est «malheureusement fort possible» que le déplacement des populations locales ait été mis en œuvre pour privilégier l’accueil des touristes. La chercheuse rappelle qu’un processus similaire s’est tenu dans la capitale Phnom Penh, pendant lequel des milliers de Cambodgiens pauvres avaient été chassés des bidonvilles de banlieue pour y construire des immeubles modernes. «La pression spéculative est telle que les considérations sociales passent largement derrière», conclut-elle.

Par Lily Chavance – Libération – 15 novembre 2023

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