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Forcé d’anarquer : la traite des êtres humains en Asie

Des milliers de personnes victimes de trafics d’êtres humains sont contraintes d’escroquer en ligne des personnes en Europe, aux Etats-Unis et en Chine.

Une équipe d’enquête, composée de plusieurs collaborateurs de la DW, s’est entretenue avec des témoins, a étudié des images et analysé des documents pour mieux comprendre le système sophistiqué de fraude, de traite d’êtres humains et de cybercriminalité qui a été mis en place en Asie du Sud-Est.

Durant leur enquête, les journalistes de la DW ont notamment recueilli le témoignage de Lucas. Originaire d’Afrique de l’Ouest, lui et d’autres comme Aaron, qui vient d’Afrique australe, ont été piégés par des trafiquants d’êtres humains dans une usine de cyberfraude en Birmanie pendant douze mois.

Un piège

Un groupe de personnes attend sur le bord de la route. Leur situation est délicate, l’un de leurs gardes pourrait apparaître à tout moment. L’agent Judah Tana arrive rapidement dans une jeep et le groupe de personnes saute dans la voiture. « Enfin, mon cœur bat à nouveau normalement », soupire Lucas qui s’assoie  épuisé sur la banquette arrière.

Lucas, originaire d’Afrique de l’Ouest, et les autres ont été piégés par des trafiquants d’êtres humains dans une usine de cyberfraude en Birmanie pendant un an.

Ici, en Asie du Sud-Est, des milliers de personnes sont victimes de trafic et détenues dans des lieux secrets où elles sont obligées d’escroquer en ligne des gens en Europe, aux États-Unis et en Chine.

Elles escroquent, mais sont aussi elles mêmes victimes du crime organisé.

L’équipe d’enquête de la DW s’est entretenue avec des témoins, a évalué des images et analysé des documents pour documenter le système sophistiqué de fraude, de traite des êtres humains et de cybercriminalité.

Traite des êtres humains

Aaron, qui est désormais assis à côté de Lucas dans la voiture, vient lui d’Afrique australe.

Il explique que peu de temps après avoir terminé ses études, il a été recruté par une société informatique basée en Thaïlande. « J’ai toujours rêvé de travailler à l’étranger », confie-t-il plus tard. Il est encore très épuisé et doit toujours faire de longues pauses.

Le prétendu employeur lui a envoyé un billet d’avion pour Bangkok et est venu le chercher à l’aéroport. « Il m’a emmené, moi et deux autres hommes, dans une voiture. Le trajet était censé nous mener à un hôtel ».

Mais il n’y est jamais arrivé. Au lieu de cela, lui et ses compagnons se sont dirigés vers le nord jusqu’au Moei, le fleuve frontalier entre la Thaïlande et la Birmanie. Une fois là-bas, ils ont traversé en bateau et se sont retrouvé dans une zone entourée de hauts murs et de barbelés de l’autre côté – l’usine à escroqueries KK Park.

KK Park – la tristement célèbre usine à escroqueries de la Birmanie

KK Park est situé dans le sud-est de la Birmamie, dans l’État Karen, une région où les insurgés Karen se battent pour l’indépendance depuis des décennies.

La région en conflit est  un terrain favorable pour les activités criminelles. KK Park n’est que l’une des dix usines d’arnaques de ce type dans la région. Ce qui se passe derrière leurs murs reste souvent caché. Les images satellite montrent que les premiers bâtiments du KK Park ont ​​été construits en 2020. Depuis, la propriété a quadruplé.

L’équipe de la DW a pu analyser des séquences et des images exclusives de l’intérieur du camp et parlé à plusieurs victimes qui y ont été détenues.

Des milliers de personnes, principalement originaires d’Asie et d’Afrique, vivent et travaillent au KK Park. Des soldats armés gardent les entrées. Il y a des caméras de surveillance partout. D’anciens détenus ont pu identifer les insignes sur les uniformes des gardiens. Il s’agit des insignes des troupes de gardes-frontières de l’armée birmane, dont les soldats se trouvent apparemment dans le KK Park et le gardent.

Travail et torture

Une fois au KK Park, Aaron, Lucas et les autres ont reçu des instructions sur la manière d’arnaquer les gens en ligne.

Les manuels expliquent en détail comment instaurer la confiance et exploiter les faiblesses des victimes. Par exemple : « Soyez drôle. Les clients doivent tomber tellement amoureux de vous au point qu’ils oublient tout ». 

Aaron et les autres avaient des objectifs hebdomadaires : une certaine somme d’argent à rapporter ou un nombre de nouveaux clients à contacter.

S’ils n’atteignaient pas leurs objectifs, ils étaient punis. « Si vous n’aviez pas de nouveau client à l’heure du déjeuner, il n’y avait pas de déjeuner. Si quelqu’un voyait que vous ne répondiez pas à un client, vous étiez battu ou deviez rester debout pendant des heures.Nous devions travailler 17 heures par jour », explique Lucas.

Pas de plaintes, pas de vacances, pas de répit. Les images filmées et les témoignages d’autres anciens détenus confirment la torture psychologique et physique systématique. Les victimes viennent du monde entier. Mais ce sont des gens qui parlent mandarin qui contrôlent le camp selon pusieurs sources. Les superviseurs surveillent le temps passé devant un écran et inspectent régulièrement les salles.

« Abattage de porcs »

Les détenus du KK Park doivent persuader leurs « clients », comme on les appelle en interne, d’investir de l’argent dans les crypto-monnaies. Les victimes de la fraude pensent qu’elles mettent leurs économies dans un investissement lucratif, mais leur argent est versé sur un compte géré par les fraudeurs. Dès qu’une quantité suffisante d’argent a été reçue, le compte est vidé et l’argent disparaît. Cette forme de fraude en ligne est appelée « boucherie de porcs » ou « abattage de porcs ». Le fraudeur engraisse la victime puis la conduit à l’abattoir.

L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime que la fraude en ligne rapporte plus d’argent en Asie du Sud-Est que le trafic de drogue. KK Park réalise à lui seul plusieurs millions de recettes par mois.

L’équipe d’enquête de la DW a pu retrouver l’argent d’une victime de fraude. Après plusieurs détours, il s’est retrouvé dans le portefeuille – c’est ainsi qu’on appelle les comptes numériques dans le monde des cryptomonnaies – d’un homme d’affaires chinois.

De là, la trace mène à un réseau de triades chinoises. Wang Yi Cheng, du nom d’un homme d’affaires, était vice-président d’une organisation sino-thaïlandaise au moment des transferts. Elle partage un bâtiment avec un centre culturel chinois basé sur les « Hongmen », une société secrète de l’époque impériale chinoise. Aujourd’hui, nombre de ces associations Hongmen sont étroitement liées aux Triades, la forme chinoise de la mafia. 

Fuir ou se laisser revendre

La chance de s’échapper de Lucas s’est présentée lorsque les chefs de la mafia ont décidé de le vendre. Après avoir été privé de leur salaire à plusieurs reprises, Lucas et d’autres ont refusé de continuer à travailler. On leur a donné des instructions pour emballer leurs affaires. « Je les ai entendus dire qu’ils allaient nous vendre à une autre organisation », se souvient-il.

Lucas et ses collègues ont réagi rapidement. Ils ont pu contacter Judah Tana, connu dans la zone frontalière comme agent d’évasion. C’est ainsi qu’Aaron et Lucas se sont retrouvé sur la banquette arrière de sa Jeep. Pour eux, le cauchemar a pris fin. Quelques semaines plus tard, ils ont pu retourner dans leur pays.

Par Julia Bayer – Deutsche Welle – 30 janvier 2024

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