La surexploitation des ressources en sable du delta du Mékong risque de le faire disparaître
Né de l’union de la terre et l’eau, le delta du Mékong est aujourd’hui menacé de disparition, victime du peu d’attention portée au fonctionnement fragile et complexe de la nature. Deuxième article d’une série de quatre.
À première vue anodin, le sable est au coeur de l’extraordinaire croissance économique du Vietnam et de la catastrophe à laquelle fait face le delta du Mékong.
Pas besoin d’attendre longtemps pour voir passer une péniche chargée de sable dans le delta du Mékong. Les longs bateaux et leurs dunes flottantes y remontent et descendent constamment le fil de l’eau à destination d’une nouvelle tour à construire à laquelle il faut du béton et d’une autre route à élargir qui a besoin de fondations.
Ce spectacle serait plutôt réjouissant s’il n’était qu’une autre preuve du développement étourdissant du pays ces dernières années et des efforts déployés pour répondre à son besoin pressant de plus d’infrastructures. Malheureusement, il est aussi le résultat d’une extraction débridée du sable sur lequel s’est bâti le delta du Mékong au fil des millénaires, et sans lequel il risque désormais de disparaître.
Le problème vient peut-être d’abord du fait qu’on pense généralement que le sable n’a pas de valeur, observe Marc Goichot, responsable du programme eau du Fonds mondial pour la nature (WWF) pour l’Asie-Pacifique qui a produit plusieurs recherches sur la surexploitation de cette ressource. « Économiquement, [le sable] ne vaut rien, sinon le coût de son extraction et de son transport. »
Le sable, les graviers et les agrégats se révèlent pourtant au deuxième rang des ressources naturelles les plus exploitées au monde après l’eau, rapporte le Programme des Nations unies pour l’environnement. Et l’utilisation de ces matériaux a triplé au cours des deux dernières décennies, pour atteindre entre 40 et 50 milliards de tonnes par an.
Dans le delta du Mékong, le sable est notamment tiré du lit des cours d’eau et de leurs berges où le courant l’a déposé au terme d’un long voyage commencé aux sources du grand fleuve dans l’Himalaya. Mais voilà, les nombreux barrages de béton érigés en amont retiennent désormais les quatre cinquièmes du sable qui serait naturellement venu se déposer. Comme ce nouvel apport est de 14 à 17 fois inférieur à ce qui est extrait chaque année, le WWF a récemment estimé qu’on aura épuisé toutes les réserves de sable du delta du Mékong d’ici 2035.
Une armure qui s’effrite
L’affaire n’est pas seulement un problème pour la construction de bâtiments, de ports, de ponts et de routes. Ce sable, comme les sédiments qu’on ramasse aussi dans le processus d’extraction, « est l’armature et l’armure » du delta du Mékong. Or, en creusant le lit des cours d’eau, on accélère l’érosion de leurs berges et on favorise l’entrée de l’eau de mer de plus en plus profondément dans les terres.
Comme moins de sable est transporté jusqu’à la mer, le delta voit également disparaître la protection naturelle contre les tempêtes que lui offrent les bancs de sable qui se forment jusqu’à une trentaine de kilomètres de ses côtes, s’alarme Nguyen Huu Thien, un expert et consultant international. Pour se protéger contre la montée du niveau de la mer et ses coups de boutoir durant la saison des typhons, on a été porté à élever des digues — notamment de béton —, mais cela a aussi pour effet de réduire encore plus la capacité des cours d’eau de convoyer jusqu’à la côte son mécanisme naturel de défense.
« En fait, dit Marc Goichot, la plus grande valeur du sable dans le delta du Mékong — même du strict point de vue économique — est de le laisser où il est. Il n’y a pas de protection contre les changements climatiques mieux adaptée, plus efficace et plus rentable. »
La lutte s’organise
De plus en plus conscientes de la gravité de la situation, les autorités ont commencé par mettre un terme à l’exportation de sable, entre autres vers Singapour. Elles se sont aussi mises, pour la première fois, à mesurer les réserves de sable dont elles disposent et ont commencé à en réserver l’utilisation aux « projets critiques ».
Les ingénieurs et les entrepreneurs devront apprendre de nouvelles techniques de construction, disent des experts. On parle notamment de construire les autoroutes en hauteur afin de réduire la quantité de sable et d’agrégats nécessaire en plus de diminuer le poids exercé sur des territoires qui sont déjà portés à s’affaisser dans le delta du Mékong.
Les autorités ont également déclaré la guerre à l’extraction illégale de sable. Cette lutte s’avère toutefois difficile et subit des passe-droits, à savoir le nombre de péniches qui se chargent de sable comme par magie la nuit. Il faut dire, rapporte la presse locale, qu’après l’arrestation de 18 personnes impliquées dans ce trafic illégal cet été, le prix du sable avait immédiatement bondi et que de nombreux projets de construction avaient dû être arrêtés.
Par Éric Desrosiers – Le Devoir – 12 février 2024
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