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Un paradis perdu au Vietnam… par les humains

Né de l’union de la terre et l’eau, le delta du Mékong est aujourd’hui menacé de disparition, victime du peu d’attention portée au fonctionnement fragile et complexe de la nature. Premier article d’une série de quatre.

De nos jours, les motocycles, les voitures et les camions ont remplacé les embarcations comme principaux moyens de transport dans le delta du Mékong, tout au sud du Vietnam. Les routes de plus en plus larges et nombreuses doivent toutefois encore enjamber sans cesse les mille et un fleuves, rivières et canaux qui zèbrent le paysage à travers les palmiers, les plaines et les champs. En fait, quand on regarde de plus près, on réalise que même là où l’on voit toutes sortes de teintes de vert, l’eau est aussi omniprésente, puisqu’on y trouve également des fermes d’aquacultures et des rizières inondées.

S’il reste encore quelques champs dont les plants de riz longs et dorés attendent d’être récoltés en cette fin de la saison des pluies, la plupart des rizières ont déjà redémarré un nouveau cycle de vie et sont couvertes de petites pousses d’un vert tendre. De l’eau jusqu’aux genoux au bout d’un long champ dans la chaleur moite de ce mois de décembre, l’oncle Hai attrape des plants avec leur motte de boue pour les lancer mollement un peu plus loin où ils auront plus d’espace pour s’épanouir.

« L’année dernière a été mauvaise, avec toutes les inondations, dit l’homme entre deux âges au visage buriné par le soleil. Cette année s’annonce bien meilleure grâce à la crise alimentaire qui a fait monter les prix mondiaux. Espérons maintenant qu’il n’y ait pas de pluie les trois prochains mois. »

Un delta menacé de disparition

Ce spectacle paisible, au milieu d’une nature luxuriante, cache un drame aux conséquences potentiellement catastrophiques. En effet, la région entière est menacée de disparition d’ici la fin du siècle.

Construit au fil des millénaires par l’accumulation de sédiments transportés et déposés par le fleuve Mékong et son arborescence de cours d’eau, au terme d’un long voyage à travers six pays depuis les hauteurs de l’Himalaya, en Chine, jusqu’à la mer de Chine méridionale, au sud du Vietnam, le delta du Mékong est une terre fertile où vivent près de 18 millions d’habitants.

Surnommé le « bol de riz » du Vietnam, avec plus de la moitié de la production nationale sur seulement 12 % du territoire, il y contribue à nourrir la population de près de 100 millions d’habitants en plus d’en faire le troisième exportateur de riz au monde, derrière l’Inde et la Thaïlande. Les fruits et les légumes y sont également abondants. Ses cours d’eau, sa côte et ses fermes d’aquaculture présentent la deuxième diversité d’espèces sur la planète après le bassin de l’Amazone, avec un millier d’espèces différentes, et assurent au Vietnam le troisième rang mondial pour les exportations de crevettes et le premier pour les exportations de pangasius.

Mais cet éden se trouve, en moyenne, moins d’un mètre au-dessus du niveau de la mer. Et au rythme où vont actuellement les choses, 90 % de son territoire aura disparu sous les eaux d’ici la fin du siècle, ont prévenu, en 2022, des experts dans la revue scientifique Science.

La faute des humains

C’est la faute, bien entendu, des dérèglements climatiques, avec l’élévation du niveau de la mer, l’érosion, les inondations et les destructions causées par des typhons de plus en plus fréquents et violents, sans parler de saisons des pluies et de saisons sèches sans cesse plus extrêmes. Mais c’est surtout la faute des humains qui font tout de travers, parfois même lorsqu’ils essaient d’arranger les choses.

En effet, s’il est vrai que le niveau de la mer monte, en moyenne, d’environ quatre millimètres chaque année, il faut savoir qu’au même moment, « le delta du Mékong coule » 5 à 10 fois plus vite selon les endroits (de 1,2 cm à 2,5 cm), explique Brian Eyler, spécialiste de ces questions à l’organisation de recherche et d’action Stimson Center.

C’est que, pour passer d’une seule récolte de riz à trois par année, on a entouré les champs de digues permettant de mieux en contrôler l’irrigation et de se protéger contre les dommages infligés par les crues et les inondations saisonnières. Le problème est que ces inondations venaient aussi déposer une couche de sédiments partout sur le territoire, rehaussant le delta par rapport au niveau de la mer, en plus de faire office de fertilisants. Ce grand va-et-vient de l’eau servait aussi de mécanisme naturel de nettoyage et de désinfection du sol qu’il a fallu, comme les sédiments, remplacer par des produits chimiques qui finissent fatalement par aller polluer les cours d’eau.

C’est aussi que, ce « pouls du Mékong », qui battait au rythme des crues saisonnières, est en train de s’éteindre avec la multiplication de barrages hydroélectriques en Chine et ailleurs qui viennent en régulariser le débit en amont. Qui plus est, ces barrages retiennent déjà dans leurs réservoirs de 50 % à 70 % des sédiments qui descendaient autrefois le courant pour se déposer dans le delta et cette proportion pourrait atteindre 96 % si rien n’est fait et que les quelque 150 nouveaux barrages en construction ou planifiés viennent s’ajouter à la cinquantaine déjà existants.

« La Chine fait valoir qu’elle contribue ainsi à réduire les dommages infligés par les inondations en aval, mais toutes les recherches montrent que ces dommages étaient bien inférieurs aux dommages environnementaux et humains que font subir les barrages actuellement », explique Brian Eyler.

Pour compliquer encore un peu plus les choses, le Cambodge caresse le projet de creuser un canal qui relierait sa capitale, Phnom Penh, au golfe de Thaïlande, à l’ouest. Cela éviterait à ces bateaux de devoir descendre le Mékong à travers le Vietnam, mais viendrait aussi encore détourner une autre partie des eaux du fleuve.

Une eau et des poissons affamés 

Les poissons sont aussi touchés. Les barrages n’empêchent pas seulement la migration de plusieurs espèces, ils retiennent aussi les sédiments dont peuvent se nourrir de moins en moins de poissons sauvages. L’abaissement du lit des cours d’eau avec l’extraction du sable et la diminution de leur débit permettent également à l’eau de mer d’entrer de plus en plus profondément à l’intérieur des terres, bouleversant l’écosystème.

Il n’y a pas que les poissons qui ont faim, explique Nguyen Huu Thien, un expert et consultant international sur ces questions depuis une trentaine d’années. Libérée de ces sédiments, l’eau descend le courant avec plus de force et de vitesse, ce qui accélère l’érosion des berges et emporte un nombre grandissant de maisons et d’infrastructures riveraines. « On appelle cela de l’eau affamée ».

Une accélération de l’érosion se produit aussi le long de la côte. En effet, les sédiments et le sable qui étaient autrefois transportés jusqu’à la mer contribuaient non seulement à un foisonnement de vie marine et au maintien de la mangrove, ils venaient aussi à déposer une sorte de coussin de protection autour du delta capable d’absorber une partie du choc des typhons, rappelle Nguyen Huu Thien.

Mais tout ce fragile et complexe équilibre est en voie de se détraquer, dit en soupirant ce fils d’agriculteur qui se souvient du temps où, enfant, il osait encore se baigner dans le cours d’eau à côté de chez lui et en ressortait un poisson pour le souper.

Aujourd’hui, la pêche de poissons sauvages a largement été remplacée dans le delta du Mékong par l’aquaculture et le rendement des terres ne cesse de diminuer. Les pêcheurs comme les agriculteurs qui ne sont pas parvenus à suffisamment augmenter leur volume de productions pour gagner leur vie ont tout vendu aux autres et sont partis travailler dans les manufactures de la région d’Hô Chi Minh-Ville.

« Nous avions hérité d’un paradis. Et nous avons trouvé le moyen de le perdre en une génération. »

Des solutions qui compliquent les choses

Engagés dans une production de plus en plus intensive en même temps de devoir composer avec une diminution, une pollution et une salinisation des cours d’eau, les agriculteurs se sont mis à pomper frénétiquement la nappe phréatique. « Le delta du Mékong est comme un melon qu’on creuserait de l’intérieur. À mesure qu’on le vide, il s’affaisse », rapprochant dangereusement le moment où il sera plus bas que le niveau de la mer, explique Nguyen Huu Thien.

Pour se protéger de cette menace, le Vietnam a déjà construit un ensemble de 10 000 digues et isole de plus en plus son delta de la mer. C’est ce qu’on a fait aux Pays-Bas et dans le delta du Mississippi, aux États-Unis. Mais c’est une solution qui coûte excessivement cher, particulièrement pour un pays en voie de développement, dit l’expert. De plus, on finirait ainsi par couper complètement tout approvisionnement de sédiments et de sable vers les côtes, qui se trouveront ainsi baignées « d’une eau désertique. »

« Pendant longtemps, on a attribué les problèmes du delta du Mékong aux changements climatiques, observe Marc Goichot, responsable du programme eau du Fonds mondial pour la nature (WWF) pour l’Asie-Pacifique. « C’était très pratique, parce c’était un phénomène extérieur. Cela devient plus compliqué lorsqu’on admet que les changements climatiques ne sont que l’une des causes du problème, mais aussi simplement un révélateur d’autres facteurs humains. »

« Nous devons commencer par reconnaître nos erreurs, nous défaire de cette image de l’humain aux commandes de la nature et chercher des façons de reconstruire la résilience du système que nous avons affaibli », dit Nguyen Huu Thien.

Cela devra passer, entre autres, par l’arrêt de la construction débridée de barrages et une meilleure gestion de ceux qui existent déjà, indique Marc Goichot. L’affaire ne sera pas facile, parce qu’elle nécessitera la coopération entre six pays aux intérêts et aux problèmes pas toujours concordants.

Le Franco-Canadien basé à Hô Chi Minh-Ville se dit malgré tout encouragé par les initiatives déployées récemment par les gouvernements de la région qui ont enfin commencé, par exemple, à documenter les réserves de sédiments et de sables disponibles et ce qui leur arrive. « Cela peut paraître élémentaire, mais ça n’avait jamais été fait. La compréhension scientifique de la plupart de ces phénomènes reste très récente. Elle n’a pas dix ans. Quand on sait cela, et qu’on voit ce qui se fait ailleurs dans le monde, je dirais que la réponse des autorités locales est même exemplaire. »

« Qui sait ? dit Nguyen Huu Thien. Il n’est peut-être pas trop tard pour que je puisse, un jour, retourner dans mon village et m’y baigner comme quand j’étais petit. »

Par Éric Desrosiers  – Le Devoir – 12 février 2024

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