Au Vietnam, l’Île aux oiseaux… et aux solutions
Né de l’union de la terre et l’eau, le delta du Mékong est aujourd’hui menacé de disparition, victime du peu d’attention portée au fonctionnement fragile et complexe de la nature. Dernier article d’une série de quatre.
La petite île était une illustration de tout ce qui va de travers dans le delta du Mékong et qui menace de causer sa perte. Elle est devenue aujourd’hui un exemple de ce qu’on pourrait faire dans la région pour corriger la situation.
Fait remarquable, le projet de transformation à Con Chim n’est pas né, à l’origine, de l’intention de protéger l’environnement. Ce qui motivait les chercheurs et les autorités locales au départ, c’était de comprendre et d’essayer de renverser une montée de la violence conjugale dans la petite communauté dont le nom signifie, littéralement, l’île aux oiseaux.
D’à peine 3 km de long sur quelques centaines de mètres de large, l’endroit faisait face, il y a une dizaine d’années, à une crise sociale, économique et existentielle. Baignée par le Co Chien, l’un des nombreux bras du Mékong, à quelques dizaines de kilomètres seulement avant qu’il ne se jette dans la mer de Chine méridionale, l’île était longtemps restée un paradis pour les oiseaux qui y trouvaient une végétation luxuriante et du poisson en abondance.
Ses autres habitants avaient graduellement vu péricliter les rendements de leurs champs de riz, la pêche intensive vider les eaux de leurs poissons et l’extraction sauvage de sable accélérer l’érosion des berges au point où on pensait l’île condamnée à disparaître. Désespérés, les hommes s’étaient mis à boire et à passer leur rage sur leurs épouses.
« On a vite compris que le problème de violence conjugale était le symptôme d’un ensemble de facteurs beaucoup plus large et qu’on retrouve aussi aujourd’hui ailleurs dans le delta du Mékong », explique Nguyen Minh Quang, expert en sécurité environnementale de l’Université de Can Tho et cofondateur du Forum environnemental du Mékong, un organisme de recherche et d’intervention en matière environnementale.
Il y a une dizaine d’années, le groupe de chercheurs et d’intervenants dont il faisait partie a proposé aux 52 familles résidentes de revenir à des techniques plus traditionnelles d’agriculture, en même temps que de mieux défendre leurs eaux et de s’ouvrir à l’industrie récréotouristique.
Retour aux sources et innovations
Du côté agricole, on a renoncé à essayer de soutenir deux, ou même trois récoltes de riz par année, pour se remettre, plutôt, au rythme du Mékong. À la place de digues en béton qui enclavent complètement et définitivement les champs, on utilise des digues en terre battue qu’on peut facilement élever ou enlever pour permettre aux inondations causées par les crues de la saison des pluies de nettoyer, irriguer et fertiliser les rizières de sédiments. Lorsque le débit du Co Chien baisse et laisse remonter des courants d’eau venus de la mer, on répète l’opération, mais cette fois pour l’aquaculture de crevettes qu’on mène en parallèle à la culture du riz. Les deux activités se partagent ainsi le territoire et les canaux d’irrigation en fonction des saisons et du type d’eau qui leur conviennent.
Mais encore faut-il que l’île ne soit pas emportée par le fleuve. Au coeur du problème d’érosion accélérée, l’extraction illégale de sable dans le lit du Co Chien a désormais un nouvel adversaire : un petit groupe d’hommes qui patrouillent ses eaux deux fois par semaine et dénoncent à la police les contrevenants.
« La plupart de temps, les gens qu’on surprend sur le fait nous disent qu’ils n’étaient pas au courant des règles et s’en vont rapidement », raconte le chef de la patrouille, l’oncle Tu. Ce rôle d’adjoint aux autorités environnementales, qui sert aussi dans la lutte contre la pêche illégale, lui rapporte 15 millions de dongs par année, soit environ 825 dollars canadiens, qui viennent arrondir les revenus de sa rizière et du restaurant familial.
On voit désormais des restaurants un peu partout dans l’île. Faits de grands toits de chaume et de peu de murs, abritant des tables capables d’accueillir de grands groupes de convives, ils sont plantés en pleine nature et offrent une cuisine traditionnelle mettant en vedette poissons, crevettes, fruits, légumes et autres produits locaux. Dans l’un de ces restaurants, les propriétaires ont accroché fièrement au mur une vingtaine de casquettes d’autant d’agences touristiques qui y ont amené des visiteurs.
« Ce sont souvent les femmes qui ont développé ce nouveau champ d’activité, explique Nguyen Minh Quang. Cela a contribué à donner un bel élan à l’économie de l’île, en plus d’aider les femmes à s’affirmer face aux hommes. »
Reliés par une toute petite route à peine assez large pour une voiture, mais où passent surtout des scooters et des vélos, ces établissements offrent toutes sortes d’expériences. À un endroit, on peut lancer soi-même le filet qui permet de pêcher les crevettes qu’on va manger. À un autre endroit, on est invité à goûter le thé, le jus ou encore les fruits qu’on peut tirer des noix et des feuilles de la mangrove qui a commencé à se régénérer sur les berges de l’île et où reviennent s’abriter les oiseaux en plus grand nombre.
Un modèle
« La vie s’est beaucoup améliorée ici, raconte Dieu, la fille de l’once Tu. Quand j’étais petite, il n’y avait pas la route, ni d’électricité ni d’eau courante. On était très isolés. Ça devenait vite trop compliqué d’aller à l’école. Mais cela a changé », dit-elle, alors que le soleil tombe sur l’île et que ses deux fils de 5 et 7ans jouent sur leurs tablettes électroniques.
Les mesures sur la qualité de vie de la population, l’état de la végétation, la pollution, les populations de poissons sauvages et l’érosion du territoire suggèrent que l’île aux oiseaux et ses habitants ont appris à vivre beaucoup plus en harmonie avec leur environnement qu’auparavant, rapporte Nguyen Minh Quang.
Ce succès pourrait servir de modèle à l’ensemble du delta du Mékong où l’activité humaine est aussi en train de détraquer le fragile équilibre sur lequel dépend la survie de la région. Les solutions envisagées par les autorités passent notamment par une agriculture moins intensive et à plus grande valeur ajoutée, par le récréotourisme et par une meilleure prise en compte des mécanismes naturels en cause dans le fonctionnement et dans la survie du delta.
Les succès de l’île ont aussi commencé à attirer de gros investisseurs venus de l’extérieur, qui cherchent à se porter acquéreurs des meilleures fermes d’aquaculture pour profiter de sa nouvelle image de marque en matière de développement durable.
Faire sa vie dans le delta
Dans ses travaux, Nguyen Minh Quang fait appel à des « chercheurs citoyens », c’est-à-dire des responsables locaux, des étudiants et de simples citoyens, dont l’oncle Tu, formés pour prendre des mesures sur le terrain et les rapporter ensuite aux scientifiques.
Tous deux âgés de 20 ans et étudiants à l’École d’agriculture et d’aquaculture de la petite Université de Tra Vinh, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Con Chim, Nguyet et Nghia font aussi partie de cette petite armée d’enquêteurs sur le terrain.
Fille d’un producteur de riz et d’oranges, Nguyet aspire à trouver, à la fin de ses études, un emploi dans une grande compagnie de pisciculture. Fils d’un pêcheur devenu pisciculteur, Nghia compte, quant à lui, retourner dans l’entreprise familiale pour laquelle il a des idées de nouvelles techniques de domestication des poissons sauvages et de nouvelles espèces à produire.
Comme la plupart de leurs amis et camarades d’études, les deux jeunes adultes ne voient pas pourquoi ils iraient ailleurs que dans le delta du Mékong pour gagner leur vie. « On est en train d’apprendre toutes sortes de nouvelles façons de faire les choses aujourd’hui, dit Nghia à propos de son domaine d’intérêt. Si on parvient à mieux répondre aux problèmes liés à l’environnement et à la protection des espèces, on devrait trouver un meilleur équilibre en plus de faire de très bonnes affaires. »
Par Éric Desrosiers – Le Devoir – 13 février 2024
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