53 ans après les derniers épandages de dioxine sur les forêts du Vietnam, l’agent orange est en procès à Paris
Une victime de ces « bombardements » chimiques tente de faire reconnaître la responsabilité des multinationales qui ont fabriqué le produit. Tran To Nga avait 24 ans quand elle a été atteinte par cet herbicide.
DEFOLIATION. C’est un fait de guerre exceptionnel que va examiner ce 7 mai 2024 la Cour d’Appel de Paris. De 1961 à 1971, les bombardiers américains ont déversé 80 millions de litres de dioxine sur 20% des forêts du Vietnam et plus de 400.000 hectares de terres agricoles ont été polluées.
But des forces américaines : défolier ces espaces pour mieux repérer les troupes vietminh. Ce faisant, des milliers d’hectares de zones de forte biodiversité ont été détruits et de 2,1 à 4,2 millions de personnes ont été affectées, soit directement, soit à travers des malformations et maladies congénitales dont a souffert leur descendance.
Les utilisations d’armes chimiques sont interdites depuis l’adoption d’une convention entrée en vigueur en 1997, ce qui n’a pas empêché qu’elles aient été déployées, la dernière fois en Syrie. Mais le cas vietnamien reste unique car ce ne sont pas des populations qui ont été visées, mais des milieux naturels.
Si l’affaire vient devant les tribunaux français, c’est grâce à l’obstination d’une victime de ces épandages. Tran To Nga, née en 1942, avait 24 ans quand elle a été atteinte par le poison chimique. La Franco-vietnamienne souffre aujourd’hui d’un cancer et d’une maladie génétique qui touche ses globules rouges.
Ses deux filles ont développé des pathologies graves attribuables à l’agent orange. Près de 17 maladies provoquées par la dioxine ont été recensées dont des leucémies, des diabètes de type 2 ou des cancers du poumon. A Ho Chi Minh Ville, tout un étage du musée des vestiges de la guerre du Vietnam documente ainsi les impacts sur la santé des Vietnamiens sur plusieurs générations.
Faire reconnaître la responsabilité du fabricant du produit
INDEMNISATION. Pourtant, ce n’est pas de ces affections dont il sera question à la Cour d’Appel de Paris, ni de l’établissement d’une relation de cause à effet entre ces maladies et l’agent orange (ainsi dénommé car des étiquettes orange sur les barils prévenaient de la dangerosité du contenu). « Il s’agit en effet de demander que la justice reconnaisse la responsabilité des entreprises qui ont fabriqué la dioxine, pose Me William Bourdon, avocat de Tran To Nga. Jusqu’ici, elles ont toujours argué qu’elles n’avaient fait que répondre à un appel d’offres du gouvernement américain, seul responsable à leurs yeux des conséquences des épandages de leur produit« .
Ces conséquences ne sont pourtant pas totalement niées. En 1984, les soldats américains affectés par l’agent orange ont été indemnisés par les entreprises à hauteur de 184 millions d’euros. Mais jusqu’ici les victimes vietnamiennes n’ont rien reçu. En 2004, les tribunaux américains ont débouté l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange au prétexte que l’agent orange ne serait pas une arme chimique mais un herbicide.
14 fabricants de ce produit sont toujours en activité aujourd’hui dont les multinationales Bayer-Monsanto, Dow Chemicals et Hercules. Tran To Nga a donc entamé en 2014 une procédure incertaine mais aux enjeux industriels immenses. En effet, bien que le secteur privé ait répondu à une demande publique, il s’agit de faire reconnaître que la responsabilité d’utilisation d’un produit dangereux est partagée par le fabricant. Celui-ci ne peut en effet ignorer que la substance qu’il fournit à une armée sera utilisée pour détruire. Une jurisprudence sur cette question pourrait modifier les relations commerciales entre des forces armées et leurs fournisseurs.
Un bon exemple « d’écocide »
JURISPRUDENCE. En première instance en janvier 2021, le tribunal judiciaire d’Evry (Essonne) s’était déclaré incompétent pour résoudre cette question de responsabilité. La question va donc être posée en appel ce lundi pour une décision qui sera rendue dans plusieurs mois.
Une réponse positive pour Tran To Nga ouvrirait alors la porte à une indemnisation que pourraient également réclamer trois millions de victimes encore vivantes. C’est aussi une occasion de débattre de la participation des entreprises de la chimie à ce qui est désormais juridiquement reconnu comme un « écocide ».
Cette notion a été reconnue au niveau européen en novembre 2023. Elle est très large et inclut notamment des pollutions et gaspillages de la ressource en eau ou le trafic illicite de bois. Les épandages d’agent orange sont d’une nature bien plus grave. Un jugement permettrait d’ancrer la notion dans la jurisprudence.
Cette perspective est encore lointaine. Quelque soit la décision de la Cour d’Appel de Paris, il y aura recours devant la Cour de Cassation. « Nous irons jusqu’à la Cour européenne de justice s’il le faut », anticipe William Bourdon. Les multinationales de la chimie n’en ont pas tout à fait fini avec un passé vieux de plus de 50 ans.
Par Loïc Chauveau – Sciences et Avenir – 3 mai 2024
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