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Indochine : le témoignage poignant d’un des derniers survivants de Diên Biên Phu

Raymond Lindemann, 90 ans, fait partie de la trentaine de survivants français de la bataille de Diên Biên Phu, qui s’est terminée il y a soixante-dix ans, le 7 mai 1954. Il témoigne.

LE 2 MAI 1954, nous restons enfermés dans nos quartiers à Hanoï toute la journée avant de sauter. Le commandement n’avait fait appel qu’aux volontaires. La journée s’écoule dans un mélange d’impatience et d’angoisse. En fin d’après-midi, des généraux passent nous voir.

Ils se montrent très clairs, nos chances de revenir sont infimes mais personne ne change d’avis, on veut tous y aller pour aider les copains qu’on ne veut pas laisser crever seuls. Vers 22 heures, feu vert. Au-dessus de la cuvette, les avions n’effectuent qu’un passage parce que la défense antiaérienne ennemie est trop puissante.

On reçoit le go et je saute le premier, au milieu des gerbes de feu. Il pleut fort mais j’ai l’impression de plonger dans un brasier. Avant de toucher le sol, ma mitrailleuse tombe dans des barbelés. Ça tire de partout, je me jette vers nos lignes où des légionnaires me récupèrent. Certains gars, moins chanceux, atterrissent directement chez l’ennemi.

Une odeur de mort

Au matin, nous traversons la cuvette sous le feu de l’artillerie pour gagner notre poste. Devant l’antenne chirurgicale, nous voyons des morceaux de viande à gauche, à droite. Je me positionne dans mon blockhaus, avec un deuxième tireur de mitrailleuse et trois volontaires vietnamiens anticommunistes. L’odeur de mort me frappe, ça grouille d’asticots. À 40 mètres, on entend les “Viets” creuser des tranchées.

Le 4 et le 5 mai, des tirs de mortiers et de snipers nous harcèlent. Nous ne sommes plus que trois dans le blockhaus. Le cadavre d’un camarade vietnamien me sert de coussin. Le stress et la faim nous étreignent, étrangement, pas la peur. Vers 17 heures, un déluge d’obus s’abat sur nos positions. L’ennemi attaque, nous submerge, infiltre nos défenses. Je passe une heure à ma mitrailleuse, faisant défiler les caissons de munitions. Au bout d’une heure, une explosion détruit mon arme. Je saisis alors un fusil et quitte l’abri en vitesse. Les hommes du Viêt Minh nous talonnent, je les vois arriver, nous ne sommes plus que six ou sept retranchés derrière une dernière position. Nous nous préparons à les recevoir une dernière fois. C’est là que le capitaine nous ordonne de nous rendre : “Il faut arrêter les frais, ne faites pas les cons. ”

Nous rendons les armes, persuadés qu’ils allaient nous descendre. Nous traversons la cuvette dans les tranchées gorgées d’eau. Partout, des cadavres amoncelés. Un commissaire politique du Viêt Minh nous dit que grâce à la clémence du président Hô Chi Minh, nous avons la vie sauve. Nous marchons quarante jours sous la pluie qui nous empêche de dormir, sans presque aucun arrêt. La majorité des prisonniers meurent durant cette période. Dès l’arrivée dans les camps, les corvées commencent. Les gardiens ne nous frappent jamais mais nous crèvent à la tâche, en échange de boulettes de riz parfois agrémentées de gras de porc. Chaque jour, nous avons droit à une séance d’auto dénonciation : il faut inventer une connerie pour que les commissaires politiques nous donnent à manger.

Un retour sous les crachats

Ce fut dur. Un jour, je fonds en larmes, à court de courage. Un ami me sauve la vie en m’obligeant à manger. Heureusement qu’il était là. Quand ils décident de nous libérer, autour du 25 août, après les accords signés avec la France, les Vietnamiens nous fournissent des habits, que nous jetons à la rivière une fois libres. Par bravade, ce qui les rend furieux.

À Haïphong, à l’hôpital français, après avoir été désinfectés, nous passons devant la sûreté militaire pour interrogatoire. Puis nous embarquons pour vingt-cinq jours de mer vers la France. À l’arrivée à Marseille, les dockers de la CGT nous accueillent sous les crachats et les lazzis. Je revois encore mon père qui m’attend, les larmes aux yeux. Je rentre ensuite à Ajaccio où je passe trois mois à l’hôpital. Nous n’allions pas tarder à partir en Algérie. »

Contexte

LE 7 MAI 1954, après cinquante-six jours de violents combats, l’armée française subit une défaite retentissante. Encerclé dans le camp fortifié de Diên Biên Phu, dans le nord du Viêt Nam, le corps expéditionnaire doit se rendre aux combattants du Viêt Minh communiste.

Commence alors, selon l’expression de Pierre Servent ( Diên Biên Phu, les leçons d’une défaite , Éd. Perrin), « un long chemin de croix » pour les captifs. Sur les 10 998 prisonniers, 7 708 vont mourir de mauvais traitements ou d’exécutions sommaires en quelques semaines. Autour de ces survivants, un mythe va naître. Notre journaliste de 20 ans a recueilli le témoignage de Raymond, ancien combattant, qui avait le même âge lorsqu’il a sauté en parachute dans la cuvette de l’enfer.

Par Pierre Cazals de Fabel – Le Pélerin – 2 mai 2024

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