Thaïlande, la dynastie Shinawatra de retour au pouvoir après 10 ans d’absence
Héritière de la dynastie politique la plus puissante de Thaïlande, Paetongtarn Shinawatra est devenue à 37 ans seulement, la 31e première ministre de la Thaïlande, la plus jeune de l’histoire du pays. Les Shinawatra, sont de retour «aux affaires» et, prenant officiellement les rênes du gouvernement, c’est la popularité de cette dynastie qui perdure dans le temps. Décryptage avec Sophie Boisseau du Rocher, chercheur au centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI) à Paris.
Le nouveau visage du pouvoir thaïlandais, Paetongtarn Shinawatra, a été investie à la tête du gouvernement par le roi dimanche dernier. Mais sa prise de fonction a lieu dans un climat politique extrêmement polarisé: il y a exactement une semaine, son prédécesseur Srettha Thavasin a été destitué par la justice dans un affaire de corruption et le principal parti d’opposition thaïlandais a lui été dissous.
Pour Sophie Boisseau du Rocher, chercheur au centre Asie de l’Institut français des relations internationales (IFRI) à Paris, l’incertitude politique est caractéristique de la deuxième économie d’Asie du Sud-Est. Entretien.
La Thaïlande a élu la plus jeune première ministre de son histoire, en peu de mots qui est Paetongtarn Shinawatra ?
C’est d’abord la fille de son père. Je crois que c’est vraiment la meilleure façon de la présenter. Avant qu’elle ne prenne la direction du parti qui a été créé par son père, elle était absolument inconnue du grand public. Et c’est d’ailleurs une femme très jeune. Elle a seulement 37 ans et elle n’a aucune expérience. Donc c’est d’abord parce qu’elle est la fille de son père qu’elle a obtenu le poste qui est le sien aujourd’hui. Ça pose évidemment d’énormes questions, à la fois sur ses compétences et sa capacité à diriger un gouvernement, surtout dans une situation qui est très complexe. Et puis ça pose aussi la question du système; à quel point le système est manipulé pour mettre en place des personnages inconnus, sans expérience mais liés à des intérêts acquis, plutôt que de mettre en place un gouvernement démocratiquement élu qui a été évincé du pouvoir.
Cette dynastie Shinawatra pèse-t-elle tant sur la scène politique thaïlandaise ?
Il n’est pas impossible que les militaires ou les élites utilisent cette dynastie qui a fait les jeux politiques thaïlandais, qui a animé la vie politique thaïlandaise en pour ou en contre depuis 2001, pour l’empêcher de gouverner ultérieurement. C’est à dire que la moindre faute sera certainement sanctionnée, comme ça a été le cas d’ailleurs pour le père Shinawatra ou pour sa tante Yingluck Shinawatra, qui a gouverné pendant trois ans. Donc, on ne sait pas exactement ce que les élites conservatrices ont en tête quand elles autorisent cette élection par le parlement. Il y a beaucoup d’incertitudes. Les jeux politiques thaïlandais sont très compliqués. Ce qui est sûr, c’est que les partis qui obtiennent le plus de voix aux élections sont des partis réformistes. Et ces partis-là sont empêchés systématiquement de gouverner parce qu’en fait ils préconisent des réformes qui ne vont pas dans le sens des intérêts des élites.
Quelle est la force de frappe de cette dynastie en Thaïlande ?
D’abord, c’est une dynastie récente puisqu’elle a été vraiment fondée par Thaksin Shinawatra à la fin des années 90. Thaksin Shinawatra est lui-même un opportuniste sino-thaïlandais qui a fait fortune dans le textile, puis dans la vente d’uniformes à la gendarmerie. Il a fait une énorme fortune qu’il a transformée au fil des années pour devenir un tycoon des télécommunications. Les liens qu’il entretient avec les milieux d’affaires sont des liens très étroits qui lui donnent une énorme marge de manœuvre politique. On dit d’ailleurs qu’il a effacé certaines dettes du roi actuel, ce qui a beaucoup joué. Et donc il n’est pas impossible d’ailleurs que le fait qu’il ait été amnistié par le roi lors de son dernier anniversaire soit dû à une remise de dette envers le roi. C’est quelqu’un d’excessivement opportuniste, d’excessivement ambitieux, certainement populiste, talentueux définitivement, mais qui n’est peut-être pas animé par une vision à long terme qui permettrait à la Thaïlande de progresser, de faire converger son niveau de développement économique avec son niveau de développement politique, puisque finalement, ce sont toujours les mêmes circuits qui tiennent le pays depuis 60 ans. Donc il y a véritablement un retard sur le plan politique que la société thaïlandaise, les citoyens, les électeurs, rejettent maintenant. Ils veulent du changement et ce changement, en fait, leur est refusé depuis fort longtemps.
Face à son inexpérience politique et une société thaïlandaise divisée, quels sont les grands défis qui attendent la nouvelle cheffe du gouvernement ?
Son premier défi, c’est celui de la crédibilité. Est ce qu’elle est crédible en tant que chef du gouvernement? Elle a déjà dit le weekend dernier qu’elle se ferait conseiller par son père. Donc au fond, qui va vraiment diriger? Est-ce la nouvelle cheffe ou est-ce Thaksin Shinawatra lui-même? Et la question de cette crédibilité est importante parce qu’à partir du moment où elle va proposer des réformes qui sont nécessaires pour relancer l’économie, qui était quand même énormément ralentie puisque la Thaïlande est minée par l’incertitude politique depuis environ 20 ans maintenant. Il va falloir qu’elle adopte des réformes et que celles-ci soient appliquées. Il y a aussi évidemment un défi sociétal qui est de réunifier cette société thaïlandaise. Le parti Move Forward a été dissout. Son chef est empêché de briguer un nouveau mandat pendant dix ans. Il y a une colère sourde, qui s’exprime au sein de la population et qui ne concerne pas seulement Bangkok, mais l’ensemble du pays. Le défi pour elle sera aussi d’être accepté par l’ensemble de la population. Et puis il va y avoir également des défis internationaux. La Thaïlande, ces dernières années, s’est énormément rapproché de la Chine. Quelle va être sa position entre la Chine et les États-Unis? C’est évidemment là aussi un défi important et on peut s’inquiéter de son manque d’expérience face à ces défis qui ne sont pas des défis conjoncturels, mais qui sont vraiment des défis qui vont fixer les choix pour la Thaïlande dans les 20 prochaines années.
Pensez-vous qu’elle pourra justement réussir à imposer sa marque ?
Il s’agit d’abord quand même d’une marionnette. Donc je juge assez mal de son implication personnelle dans ces jeux et ce qu’elle sait prêter. A-t-elle été instrumentalisée par son père ou est ce qu’elle a véritablement une fibre politique? Et même cette fibre politique s’exprime-t-elle en faveur du bien collectif des Thaïlandais ou simplement en faveur des intérêts de son parti ou même tout simplement de sa famille? Donc, je suis relativement sceptique et je crains un nouveau scénario, c’est à dire d’incertitudes et donc réinvestissement des rouages politiques par l’armée au nom de la stabilité. C’est un scénario qui a été largement éprouvé en Thaïlande, et ça, c’est quand même très grave parce qu’on voit qu’effectivement depuis 20 ans, la Thaïlande a perdu de sa superbe et a perdu surtout de son élan.
Par Augustine Asta – Vatican News – 22 août 2024
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