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«La victoire est notre seule option»: en Birmanie, au cœur de la guérilla contre la junte

Près de quatre ans après un coup d’État, la dictature militaire au pouvoir en Birmanie vacille face à une myriade de groupes armés, qui contrôlent désormais la majorité du territoire. La résistance des Chin, une minorité ethnique chrétienne, en est le symbole.

Zaw Myo Lwin se couche à plat ventre dans la broussaille. Une explosion vient de retentir dans la vallée, laissant apparaître, à une poignée de kilomètres, un nuage de fumée qui noircit au fil des minutes. «Ça a commencé», crie le jeune commandant chin de 22 ans. Il est 6h30 du matin: l’opération pour tenter une percée dans les défenses de la ville de Kalaymyo, à l’ouest de la Birmanie, est lancée.

Les visages se crispent et les regards se tournent vers le ciel, guettant le moindre vrombissement de drone. Face à eux, la junte birmane est repliée dans cette ville autrefois peuplée de 350.000 personnes, aujourd’hui théâtre de violents combats. Les deux camps le savent: la chute de ce lieu stratégique aux mains de la résistance pourrait bien sonner le glas de la présence des militaires dans toute une partie de l’ouest birman.

Depuis le coup d’État de la junte le 1er février 2021, qui a renversé le gouvernement de la dirigeante Aung San Suu Kyi et ainsi mis fin à dix ans de transition démocratique, la Birmanie est à feu et à sang. Une multitude de groupes armés, notamment issus des minorités ethniques et religieuses, s’opposent à l’autorité de la junte aux quatre coins du territoire, faisant basculer des pans entiers du pays sous le contrôle des insurgés.

Kalaymyo, elle, résiste depuis plus de trois ans aux multiples assauts des groupes d’une ethnie en particulier: les Chin, une minorité chrétienne qui peuple les montagnes isolées du nord-ouest du pays, près de la frontière indienne. Située au pied de cette région vallonnée, la ville est à l’intersection de différentes autoroutes qui relient le nord de l’État Chin au reste du pays.

«Si l’on prend Kalay, le reste tombera», assure Zaw Myo Lwin, qui se heurte ce jour-là, une fois de plus, à l’artillerie de l’ennemi. «Le reste», ce sont les reliquats de la présence de la junte dans cette région: quelques camps militaires éparpillés et encerclés par les groupes armés chins, qui contrôlent désormais près de 80% de l’État du même nom. Une guérilla qui, comme un symbole de ce qui se passe à l’échelle du pays, enchaîne les victoires, portée par sa jeunesse assoiffée de liberté et de démocratie, déterminée à ne rien lâcher.

«Un combat pour la liberté»

En quittant la banlieue de Kalaymyo pour s’enfoncer au cœur des montagnes de l’État Chin, la mainmise des différentes forces de cette ethnie sur la région saute aux yeux. Les routes sinueuses sont barrées par des checkpoints rebelles, les drapeaux des différents groupes chins flottent au-dessus des ponts et, à chaque bicoque en bambou faisant office de relais, de jeunes soldats au visage juvénile mangent, kalachnikov au pied, des sabutis –une sorte de bouillon de maïs avec de la viande. Chaque déplacement est synonyme d’heures de moto sur des sentiers poussiéreux, qui traversent une région majoritairement rurale presque aussi grande que la Suisse. L’absence de la junte est criante.

Après le coup d’État de février 2021, l’État Chin a été l’une des premières régions à se soulever contre les militaires qui ont pris de force le pouvoir. Et pour cause: isolé aux confins de la Birmanie, le peuple chin qui habite ces montagnes est victime de discrimination de la part des gouvernements centraux successifs, faisant de cette région la plus pauvre du Myanmar.

Majoritairement chrétiens d’obédience protestante, les Chins sont, à l’instar des 135 autres minorités ethniques et religieuses birmanes (30% de la population), relégués depuis toujours au second plan dans un pays où les élites, à commencer par les militaires, sont principalement membres de l’ethnie majoritaire des Bamars. L’arrivée au pouvoir de la junte, combinée à la violence du nouveau régime, a ravivé les rancœurs et les désirs d’autonomie de ces minorités, comme les Karens à l’est, les Shan au nord et les Chins au nord-ouest, désormais principaux opposants armés à cette dictature.

«Droite, gauche, droite!» Des chants s’échappent de l’épaisse végétation, jusqu’à résonner de colline en colline. Des centaines de voix rauques envahissent les bosquets: celles des nouvelles recrues de la Chin National Army (CNA), le principal groupe antijunte de l’ethnie chin, composé de plus de 3.000 combattants. Après le coup d’État, la CNA, branche armée du Front national chin (CNF), une organisation politique nationaliste créée en 1988 pour défendre les intérêts de l’ethnie, a vu en un rien de temps sa popularité exploser. Les nouvelles recrues affluent, principalement des jeunes désabusés par le coup d’État et marqués par les violences.

«Jamais je n’aurais pensé prendre les armes un jour», explique l’un des superviseurs du groupe de nouvelles recrues, entré au CNA juste après la prise de pouvoir des militaires. Originaire d’Hakha, dans l’État Chin, le jeune homme de 26 ans a d’abord participé aux manifestations massives pour dénoncer ce coup de force. «On a grandi dans un pays qui connaissait un tournant démocratique inédit. J’ai goûté à la liberté, à l’espoir d’une situation meilleure, à l’ouverture sur le monde. Alors je suis descendu dans la rue, un peu naïvement au début.»

Très vite, la Tatmadaw, bras armé de la junte bouddhiste, réprime ces soulèvements pacifistes dans le sang et multiplie les massacres dans l’État Chin, comme sur tout le territoire. Les opposants sont arrêtés, la presse muselée, la peine de mort relancée. «Ma maison a été incendiée, je n’avais plus d’autre possibilité. Prendre les armes était l’unique choix possible. C’est un combat pour la liberté.»

En réaction, la jeunesse rejoint la Chin National Army, ou crée des groupes locaux, connus sous le nom de Forces de défense du Chinland (CDF), qui reflètent notamment la forte diversité tribale de l’État Chin. En quelques mois, la résistance s’organise, tant localement qu’au niveau national, avec la mise en place d’un gouvernement fantôme, le Gouvernement d’unité nationale (NUG). Cette administration rassemble notamment d’anciens leaders du gouvernement légitime renversé, auxquels la majorité des groupes chins se rallient avec la promesse d’une plus grande autonomie future pour leur ethnie.

La diaspora chin, aux États-Unis notamment, finance la résistance. Les fusils de chasse sont remplacés par des fusils d’assaut, les drones affluent ou sont fabriqués directement sur place, les pick-ups remplacent les motos. Le camp Victoria, quartier général et camp d’entraînement de la Chin National Army, dissimulé au cœur de la forêt, se transforme alors en une petite ville foisonnante, où toutes celles et ceux qui veulent résister y apprennent le maniement des armes.

Venger les crimes de la junte

«Quitter sa famille, c’était le plus difficile, mais ils ont compris pourquoi je voulais me battre. Tous mes amis étaient déjà partis rejoindre la résistance de toute façon.» Van Tha, 18 ans, gamelle percée en main et cheveux rasés de près, attend son tour pour aller prendre sa ration du jour dans la cantine principale du camp Victoria: une montagne de riz et du dal, une bouillie de lentilles. «On crevait de faim avec ma famille depuis que l’on a dû quitter notre village, près de Ramthlo. Les soldats de la junte ont tout brûlé sur leur passage.»

Le jeune homme s’est un temps caché dans la forêt avec des membres de sa famille, avant que ces derniers ne partent pour l’un des nombreux camps de déplacés de la région, laissant derrière eux leur fils, décidé à rejoindre la résistance. «Je veux me venger et retrouver ma vie d’avant. Pour ça, je dois me battre.» Celui qui rêvait de devenir ingénieur à Hakha (la capitale de l’État Chin), avant de partir un jour travailler à l’étranger, se retrouve au milieu d’une forêt, les pieds dans la poussière, à enchaîner les pompes sous un soleil brûlant, sans pouvoir voir plus loin que le bout de son fusil en bois.

Van Tha a à peine eu le temps de rincer ses mains dans la rivière adjacente que la centaine de nouvelles recrues court pour s’aligner, en rang, face aux baraquements en tôle qui leur servent de dortoir. Les visages sont tous plus jeunes les uns que les autres. La plupart de ces volontaires étaient autrefois étudiants et dépassent à peine la vingtaine, tandis que d’autres, disparaissant sous des uniformes trop grands, atteignent tout juste les 16 ans. Un sexagénaire, ancien fermier aux dents usées par des années de cigare birman, détonne.

«Hakha»«Tlongzar»«Thantlang»«Thanglo». Tous viennent de plusieurs villages du Chinland –la terre des Chins–, parlent parfois différents dialectes, mais partagent une cicatrice commune: celle des atrocités de la junte, qui les a poussés à rejoindre la résistance. Car si ici, on se bat avant tout pour la démocratie et l’avenir de l’ethnie chin, c’est bien la haine de cette junte sanguinaire qui les convainc, chaque jour, de risquer leur vie dans cette guerre sans merci.

Massacres, torture, décapitations, viols, destruction des lieux de culte… La Tatmadaw multiplie les crimes de guerre dans l’État Chin et dans tout le pays, pour terroriser les populations et saper leur soutien aux groupes armés. Toutes celles et ceux qui s’entraînent dans le camp Victoria ont expérimenté cette violence, qui n’a fait qu’attiser leur soif de vengeance. «Tout le monde a perdu un proche, un ami, un foyer», glisse l’une des nouvelles recrues.

Parfois, ce sont des villages entiers qui sont endeuillés en quelques secondes. Un jeune soldat originaire de Khuafo, un petit village chin, a décidé de rejoindre la résistance après que la junte a attaqué sa communauté. Le 30 mars 2023, vers 10h30, des avions de chasse de la junte fondent sur son village et larguent neuf bombes. L’attaque fait huit morts: des femmes, des enfants et un couple, tous civils. Au total, depuis le coup d’État, au moins 50.000 personnes ont perdu la vie en Birmanie à cause de ce conflit.

Depuis le début de l’année 2024, de nouveaux volontaires ont fini de gonfler les rangs de la résistance: ceux qui veulent fuir la récente instauration d’une conscription, imposée par la junte aux hommes de 18 à 35 ans. Cette mesure, censée apporter du sang neuf à la Tatmadaw, a provoqué un exode des jeunes du pays, à la fois vers l’étranger, mais aussi vers le maquis. Victor, 20 ans, récemment arrivé au camp Victoria depuis Rangoun (la capitale économique et la plus grande ville de la Birmanie), a choisi la deuxième option.

«C’était impensable de me battre pour la junte. Je préfère me battre contre elle», explique le jeune homme, qui n’a pour l’instant pas avoué à sa famille son choix de prendre les armes. «Ils n’arriveraient plus à dormir.» Quand la nuit plonge le camp dans l’obscurité, les quelques boutiques et restaurants ferment, tandis que les lumières des baraquements s’éteignent puis se rallument, au rythme des coupures d’électricité. Quelques feux de camp éclairent çà et là la forêt. Les jeunes soldats s’agglutinent autour pour, cette fois-ci, faire résonner dans la vallée des chansons traditionnelles chins. Ou chanter «Perfect» d’Ed Sheeran.

Une conquête village par village

Après trois mois de formation militaire intense, les jeunes recrues rejoignent différents bataillons de la Chin National Army, allant de l’équipe de drones à celle des snipers, ou encore de l’infanterie régulière. D’autres rejoignent aussi certains groupes armés alliés, ceux des Forces de défense du Chinland principalement, autrefois branches locales de la guérilla de la Chin National Army et jouissant désormais d’une grande autonomie. CDF Hakha, CDF Thantlang, CNDF… L’État Chin est aujourd’hui composé d’une vingtaine de groupes différents, totalisant environ 10.000 soldats, qui ont transformé les montagnes de la région en un coupe-gorge redoutable pour la junte.

«On connaît chaque recoin de ces vallées, chaque arbre, chaque buisson. Quand la junte passe, on le sait, et on les tue», explique un jeune soldat, la tête dépassant d’un taillis. Ce jour de mars 2023, un important convoi militaire de la junte traverse la région entière, partant de Kalaymyo en direction d’Hakha, avec environ 200 soldats. Pendant plusieurs semaines, le convoi est harcelé, les mines posées par les rebelles font des ravages. Près de 120 militaires sont tués, deux tanks sont détruits, au point que la troupe arrive en miettes à sa destination finale. «Ces terres sont les nôtres, personne ne peut y exercer son autorité impunément.»

Grâce aux embuscades, aux techniques de guérilla et au soutien indéfectible de la population locale –dont sont issus les jeunes rebelles– la résistance chin a fini par prendre le dessus sur son ennemi pourtant bien mieux armé. Elle a même renversé le cours du conflit en poussant l’armée birmane à se recroqueviller dans les grandes villes de la région, laissant à la résistance le contrôle de l’ensemble de la zone rurale de l’État Chin, soit près de 6% de ce pays un peu plus grand que la France. Depuis 2023, les groupes armés enchaînent les succès dans la région: après avoir pris possession d’une ville stratégique frontalière de l’Inde, Rikhawdar, la guérilla chin s’est emparée d’une dizaine de bases militaires et de plusieurs villages. Seules les grandes villes, Hakha, Kalaymyo et Thantlang en tête, semblent encore leur résister.

Thantlang est le symbole de cette résistance, mais aussi de la brutalité des combats qui opposent les deux camps. En septembre 2021, l’armée bombarde et incendie le centre-ville, tuant aveuglément les civils. Les quelque 15.000 habitants de Thantlang fuient, laissant la ville à la junte et aux groupes rebelles chins, qui s’affrontent quotidiennement pour son contrôle.

«Si vous voulez comprendre l’évolution des combats à Thantlang, regardez les murs», glisse Joseph, sergent-major de 22 ans, moustache bien peignée et cheveux arrivant presqu’aux épaules. «Mort à Min Aung Hlaing», nom du chef de la junte, est écrit en gros sur le mur d’une école, où est retranché un groupe de rebelles. Juste à côté, «Chinland uni» est barré, avec des insultes en birman. Les gribouillis écrits par un camp, puis l’autre, montrent l’évolution des lignes de front dans la ville, où les positions sont tantôt aux mains de la junte, tantôt aux mains des Chins.

Les combats qui durent depuis plus de trois ans ont ravagé la ville. L’hôpital de Thantlang, le plus grand de la région, est en ruine. L’église a été incendiée et bombardée. Les toits des écoles sont percés par des bombes tombées du ciel, et les murs sont tachés de sang. Chaque pas craque sous le verre brisé. «Il faut faire attention où l’on met les pieds, la junte piège les maisons et place des mines sous les peluches ou dans les buissons», glisse le sergent, qui n’a presque jamais quitté la ville depuis le début des combats.

Une centaine de Chins maintiennent les positions et tentent parfois des percées. «On court, on vide nos chargeurs, et on se replie. On n’a pas assez de munitions pour tenir des longs combats.» Ces incursions leur permettent toutefois de récupérer des armes et des balles, laissées par les soldats de la junte forcés de reculer, comme lorsqu’ils se sont emparés d’un poste de police de la ville. Quelques mois plus tard, avec l’aide du feu nourri de l’aviation, la junte en a repris le contrôle.

«C’est une révolution, ça peut s’arrêter demain. Mais avec de la patience, on vaincra», soutient Joseph. À côté de lui, les visages sont fatigués, marqués par la lassitude. Sous les tables renversées d’une université, des jeunes lisent des livres trouvés dans une bibliothèque en ruine. Un soldat passe en pantoufles roses, semi-automatique en bandoulière, cigare birman en bouche. Les blagues fusent et les musiques émanant des téléphones portables camouflent le bruit des tirs en fond, auquel personne ne prête plus attention. Rony, un jeune Chin chargé de surveiller un poste alors que la nuit approche, évoque son amour de jeunesse, cette fille qu’il a laissée près de Hakha. «J’ai toujours son Facebook, je regarde ses photos parfois, mais ça me fait un peu mal.» Rony n’a que 22 ans, mais les années de guerre semblent avoir marqué sa jeunesse d’une nostalgie propre aux aînés.

Pourtant, les nouvelles récentes sont bonnes et donnent du baume au cœur à la résistance. Le 12 août 2024, une colline a été prise près de Hakha, coupant la route en direction de Thantlang, forçant la junte à réapprovisionner ses troupes dans la ville à l’aide de parachutages. L’étau se resserre sur les troupes de la Tatmadaw de la région, et les désertions se multiplient. Une situation qui s’inscrit dans une dynamique globale, à l’échelle du pays.

Depuis fin 2023, la guerre en Birmanie a pris une autre tournure. Une coalition de groupes armés ethniques a multiplié les offensives dans l’État Shan et l’État Kachin, dans le nord-est du pays, à la frontière chinoise, ainsi que dans l’État de Rakhine, le long du golfe du Bengale. L’équilibre des forces a basculé dans ces zones-clés, notamment pour l’exploitation des ressources énergétiques, barrages en tête, et naturelles, comme la «vallée de rubis» de Mogok.

La junte militaire doit également faire face à des attaques de plus en plus ambitieuses au cœur du territoire birman: l’armée révolutionnaire du NUG, alliée à des groupes armés ethniques, multiplie les opérations autour de Mandalay, la deuxième ville du pays après Rangoun. En plus de perdre du terrain, les généraux birmans se retrouvent ainsi, trois ans et demi après le coup d’État, dans une situation économique de plus en plus intenable, et voient leurs soutiens étrangers, notamment chinois, s’effriter au fur et à mesure de leur débâcle. Les différentes alliances ethniques armées, dont les Chin, contrôlent aujourd’hui plus de la moitié du territoire du pays.

L’impossible fin ? 

Si la guérilla chin peut se targuer de contrôler un vaste territoire où la junte n’a plus d’autorité, les soldats les plus aguerris le savent: la victoire n’est pas (encore) pour tout de suite. Vaincre la junte prend du temps, temporise Joseph, depuis un lit du petit hôpital du camp Victoria. Lors d’une contre-offensive à Thantlang, le jeune sergent-major de 22 ans a pris une balle dans le pied, ce qui l’oblige à poser les armes pour un temps. «Parfois, j’ai envie de pouvoir voler et larguer des bombes depuis le ciel sur la junte.»

La maîtrise du ciel est l’une des principales forces de la junte. Avec ses avions de chasse et ses hélicoptères, elle terrorise les populations et les soldats chins qui ne peuvent abattre cette menace faute d’armes adéquates. La situation déséquilibre les combats: à chaque fois que la junte est en difficulté sur un champ de bataille, les avions grondent soudainement dans le ciel et fondent sur la guérilla, impuissante.

Ce déséquilibre des forces vient combler les failles de la junte sur le terrain, notamment dans les grandes villes du pays, équipées pour faire face aux assauts répétés d’une guérilla davantage habituée aux embuscades. Kalaymyo, qui résiste à chaque tentative d’incursion chin, en est l’exemple criant. Cette capacité à s’emparer des principales métropoles conditionnera également, à l’échelle du pays, la victoire des groupes antijunte et du NUG, qui aura besoin d’une assise géographique pour appuyer son mouvement. Pour l’heure, Rangoun, Mandalay ou encore Naypyidaw, la capitale, ne semblent pas près de tomber dans les mains de l’insurrection.

Dans l’hôpital du camp Victoria, une bicoque en tôle bombardée par la junte puis remplacée par un bâtiment en dur, on peut observer les ravages insidieux de cette guerre qui va bientôt entamer sa quatrième année. À l’étage supérieur, des dizaines d’adolescents s’entassent sur des lits, laissant apparaître leurs membres sectionnés. La plupart ont perdu une jambe sur une mine, un fléau dans la région et le pays. En 2023, le nombre de blessés par les mines antipersonnel a été multiplié par trois dans le pays, selon l’Unicef. Plus de 20% d’entre eux sont des enfants.

«Je ne vois quasiment plus rien, mais je suis encore prêt à me battre.» Une mine a explosé près de That Naing Oo, un jeune combattant chin de 20 ans, projetant des débris dans ses yeux et brûlant une partie de son corps. À côté, son ami Myo Hlaing Win a eu moins de chance. Une mine de la junte a réduit en lambeaux sa jambe, le condamnant à une longue errance.

Les blessés graves ne peuvent souvent pas être entièrement pris en charge dans l’hôpital du camp et doivent partir en direction de l’Inde, à la recherche d’une prothèse. Un long chemin de croix pour ce flot de gueules cassées, qui les coupe de leur communauté et les éloigne de cette lutte qui a rythmé leur dernière année. Chaque dimanche, au moment de la messe dans l’église du camp, les soldats prient pour ces estropiés, mais aussi pour les martyrs tombés au combat, enterrés dans un cimetière près de l’hôpital.

Les combats laissent des traces, sur les corps écorchés mais aussi dans les esprits, englués par le bruit des bombes et la vision des cadavres. «Rien ne sera plus jamais pareil pour nous, soupire un ami de That Naing Oo, blessé par balle. Notre génération, celle des 15 à 25 ans, est sacrifiée dans cette guerre. Mais c’est notre combat, et la victoire est notre seule option.»

Autour d’eux, des enfants qui ont grandi trop vite végètent. Les vidéos TikTok qu’ils regardent sur leur téléphone se succèdent en une complainte lancinante. Des vidéos d’ados soldats comme eux, qui se mettent en scène sur les réseaux sociaux. Sur une table, le carnet d’un jeune combattant chin, Saw Manar, tué au combat. Ses dernières notes sont un poème.

«Un bonheur indicible m’envahit, un miracle tant attendu s’accomplit, mon souhait se réalise. Devant mes parents qui m’attendaient, je me retrouve soudainement. “Cela fait si longtemps que tu nous as laissés!”, murmurent-ils, la voix pleine d’émotion. Des larmes de joie inondent leurs visages. Je les serre fort, mon cœur déborde, dans cette étreinte, l’âme s’accorde. Un tendre moment, un doux réconfort. Mais soudain, le réveil me ramène à la réalité, cinq heures du matin, la cruelle vérité. 
*Sois courageux, mais… ne deviens pas fou.»

Saw Manar, combattant chin mort en avril 2023. Poème traduit.

À l’étage en dessous, la plus grande partie de l’hôpital improvisé est réservée aux civils. Le système de santé de la région, déjà fragile avant le coup d’État, a été complètement détruit par les combats. Les infirmières et médecins anonymes du camp Victoria se démènent pour prendre en charge un nombre croissant de patients. Ces derniers font parfois des kilomètres à travers les montagnes de l’État Chin, principalement en provenance des grands camps de déplacés érigés à la hâte après la destruction des villages.

Près de 100.000 Chins auraient été déplacés par les combats, notamment par les frappes aériennes de la junte, qui n’hésite pas à cibler directement les civils. À l’échelle du pays, on compte plus de 3 millions de déplacés internes, selon les Nations unies. Plus d’un tiers de la population du pays a besoin d’aide humanitaire, notamment pour se nourrir.

Sous les cabanes en tôle brûlante, les déplacés espèrent que les récents succès des combattants de la révolution finiront par mettre un terme à leur situation insoutenable. Une autre menace plane pourtant: celle des potentielles divisions futures qui pourraient réduire à néant les fragiles alliances des milices ethniques, transformant le rêve d’une démocratie fédérale en un cauchemar, marqué par l’implosion du pays.

L’État Chin est, à ce titre aussi, un bon révélateur de ces tensions interethniques complexes qui se jouent en Birmanie. De nombreuses factions qui opèrent dans cette seule région sont traditionnellement hostiles entre elles. La lutte contre un ennemi commun, la junte, n’efface pas des années de tensions entre les tribus. Au sud, la puissante armée d’Arakan, un groupe rebelle antijunte qui opère principalement dans l’État voisin de Rakhine, utilise ces désaccords à son profit et occupe aujourd’hui l’ensemble du canton de Paletwa, pourtant historiquement lié au Chinland.

Aujourd’hui, le Conseil du Chinland, dominé par le CNF et sa branche armée, la Chin National Army, ainsi qu’une vingtaine d’autres groupes, concentre principalement son influence dans le centre et le nord de l’État, tandis que la Confrérie Chin, composée de six groupes chin dissidents soutenus par l’Arakan Army, joue un rôle croissant au sud. Leurs zones d’intérêt se chevauchent et les tensions sont de plus en plus fréquentes.

À l’échelle de la Birmanie, la question se pose également. Le pays d’après-junte pourra-t-il se recomposer en une véritable fédération incluant ses ethnies minoritaires, principales artisanes d’une hypothétique victoire? «Pour l’instant, notre première préoccupation, c’est de libérer le Chinland et de vaincre la junte», répond Joseph, cloué dans son lit d’hôpital.

Par Robin Tutenges – Slate.fr – 30 octobre 2024

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