9 mars 1945 : S.O.S Indochine – chapitre 4
Printemps 1945. En Indochine, les Japonais viennent, en une nuit, celle du 9 au 10 mars, de mettre fin au régime colonial français de la plus brutale des manières. Civils, militaires, fonctionnaires. On estime à près de 3.000 le nombre de tués de ce coup de force, que personne, côté français, n’avait vu ou voulu voir venir.
Le Petit Journal vous propose de revivre cette page tragique et méconnue de notre Histoire « 9 mars 1945 : S.O.S Indochine ». Le premier , deuxième et troisième chapitres reviennent sur le contexte de ce coup de force des soldats japonais.
Dans la nuit du 9 au 10 mars, les Japonais ont brutalement mis fin au régime colonial français, causant la mort de près de 3 000 civils, militaires et fonctionnaires dans un coup de force totalement inattendu.
Mais les Japonais ne se sont pas arrêtés là. Ils ont offert l’indépendance aux trois pays de l’Indochine : le Laos, le Cambodge et le Vietnam, qui englobe le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine.
A Hue, l’empereur Bao Daï a bien voulu se prêter au jeu, mais l’administration qu’il tente de mettre en place est bien fragile dans un pays qui l’est tout autant. Et son allégeance à la « sphère de coprospérité de la grande Asie orientale » n’arrange rien : il s’est imprudemment embarqué sur le « radeau de la Méduse », car le Japon de 1945 est dans une situation plus que critique, sur le plan militaire, et l’issue de la guerre dite « du Pacifique » ne fait plus guère de doute. Reste à savoir quand et à quel prix.
L’Indochine indépendante
Mais en donnant aux pays de l’Indochine cette indépendance pour le moins précaire, les Japonais ont atteint l’un des buts qu’ils s’étaient fixés : rendre l’Asie aux Asiatiques. Pour les nationalistes de tous bords, et notamment les nationalistes vietnamiens, il y a là une occasion à saisir.
A Paris, le Gouvernement Provisoire de la République en est réduit à constater les dégâts. Dès le 24 mars, De Gaulle, qui refuse de perdre la main, publie une déclaration dans laquelle est évoquée pour la première fois la notion de « fédération indochinoise ».
« Le Gouvernement de la République a toujours considéré que l’Indochine était appelée à tenir une place particulière dans l’organisation de la communauté française et à y jouir d’une liberté adéquate à son degré d’évolution et à ses capacités », est-il écrit en préambule.
Oui, mais que peut-elle, la France, en ce mois de mars 1945 ? Sur le terrain, les Français qui n’ont pas été tués se cachent ou tentent de fuir vers la Chine. Mais beaucoup d’autres – femmes et enfants compris – sont internés dans des conditions inimaginables.
Dans plusieurs grandes villes comme Hanoï, Haïphong, Nam Dinh, Vinh ou encore Saïgon, la Kempetaï, la tristement célèbre « Gestapo japonaise », met en place des camps d’internement qui sont aussi et surtout des centres d’interrogatoires destinés à éradiquer toute forme de résistance.
Hommes, femmes et parfois même enfants y sont entassés. A Hanoï, la petite Evelyne Pisier (la soeur de Marie-France), 4 ans, est enfermée avec sa mère, laquelle va subir de la part de ses tortionnaires japonais, le pire qu’une femme puisse subir. De ces longs de détention, elle livre un récit poignant dans Et soudain, la liberté (Les Escales, 2017).
Les cages de la Kempetaï
Dans certains cas, ces prisons consistent en de véritables cages en bambous, aussi infectes qu’exiguës, dans lesquelles il est interdit de bouger ne serait-ce que le petit doigt.
« L’arrivée dans une cage produit une impression de malaise pour ne pas dire d’horreur. Les murs sont recouverts de bavures, de taches d’excréments. Dans un angle de la pièce, une tinette en bois cerclée, munie d’un couvercle. Sur le parquet sont disposées quelques nattes en jonc déchirées et malpropres. Cancrelats et parasites circulent sous et sur les planches sans que jamais la moindre mesure de désinfection soit prise. Sur ces nattes sont accroupis, les jambes croisées, une dizaine de prisonniers hirsutes, blafards, amaigris, silencieux et immobiles, dont le regard lourd de souffrance et de misère enveloppe l’inconnu qui va partager leur sort d’un éclair de sympathie et de curiosité », se souviendra un détenu nommé Grange.
Pendant la journée, les prisonniers doivent rester assis et immobiles, sous peine de bastonnade. Le soir, ils sont astreints à lire collectivement le règlement, au cours de ce qu’ils appellent « la prière du soir », qui consistent en huit commandements : se corriger en vue de devenir meilleur – être correct envers la sentinelle et lui obéir – ne pas dormir ou se coucher dans la journée – ne pas parler à haute voix ni chanter – bien nettoyer la salle – Prévenir immédiatement la sentinelle au cas où il y a un malade – communiquer sur l’heure même à la sentinelle s’il y avait un suicide ou un évadé – En présence de quelque mauvaise conjoncture, bien exécuter l’ordre de la garde pour éviter tout danger et revenir à sa place dans les vingt-quatre heures. Il est en outre interdit de prendre des douches ou de se laver : ni eau pour l’hygiène corporelle ou buccale, ni savon, ni brosse à dents, ni rasoirs.
L’alimentation (mais peut-on employer ce mot ?) consiste en trois « repas » par jour, qui comprennent chacun une boule de riz accompagnée d’une soupe liquide à base de crevettes séchées et de légumes : un litre de soupe pour dix à douze personnes. Trois ou quatre fois par jour, les gardiens servent une sorte de décoction de thé, insuffisante pour étancher la soif sous ce climat.
Interrogatoires et sévices
Les détenus ne sont extraits de cet enfer que pour être « interrogés » par leurs geôliers. Coups, simulations de noyade, asphyxie, décharges électriques, brûlures, sévices sexuels. Toutes les méthodes sont utilisées.
Les rares témoignages sont tous aussi glaçants les uns que les autres.
« Un soir, un garde japonais pénétra dans la cellule et fit descendre du bat-flanc une dizaine de nos compagnons choisis au hasard. Puis il procéda à un matraquage d’une sauvagerie inouïe, sans interrogatoire, tout simplement pour le plaisir » (Joseph Poggiale)
« La journée était meublée d’interrogatoires, avec hurlements des gardiens assénant des coups de bâton et des décharges de magnéto sur toutes les parties du corps, supplice du bassin plein d’eau jusqu’à l’étouffement, ou celui de la poutre à laquelle, par les poignets, les prisonniers étaient suspendus pendant des heures » (Marcel Simon)
« J’étais attaché sur une échelle et ils avaient un tissu qu’ils mettaient sur ma figure. Je me souviens très bien, un robinet, un tuyau d’eau et le gars qui faisait couler de l’eau en permanence jusqu’à ce qu’on soit étouffé, noyé d’eau… C’était très dur » (Raymond Bonnet)
« Les Japonais attachent solidement le prisonnier par les pieds et le hissent à la branche d’un arbre. Horrible supplice. Le corps balance dans le vide, pieds en l’air, mains liées, la tête rasant le sol. Ensuite, ils le détachent et le laissent évanoui au pied de l’arbre. Surpris par son réveil, les Japs se précipitent sur lui et l’assomment à coups de poing et de bâton… Ils le déshabillent complètement ensuite et l’obligent à s’asseoir sur des planches chauffées au soleil de midi, tête nue… Durant de longues heures, Gontran sera ainsi torturé, pendant que, tout près de lui, les Japonais font creuser une fosse par les malades du camp… Gontran est alors conduit au bord de la fosse creusée au pied d’un grand arbre. On le force à s’agenouiller et à baisser la tête… Soudain, un éclair d’acier : le sabre s’est levé et retombe sur l’épaule de la victime. Un deuxième coup et la tête tranchée roule dans la fosse… » (Félix Chieu, à propos de son camarade Gontran)
Même les enfants
Philippe Picheral, lui, n’a que 9 ans lors du coup de force. Il fait partie des 150 à 200 enfants ou adolescents qui pour diverses raisons sont séparés de leurs parents et que les Japonais regroupent pour les envoyer, à pied, à plus de 300 kilomètres de Saïgon.
« Au petit matin, brutalement réveillée et remise sur pied, notre colonne commença sa marche. Ce n’était pas une simple marche mais une sorte de course commando : une heure de marche, une demi-heure de course. (Les sentinelles tiraient des coups de feu et faisaient croire aux jeunes que le dernier de la colonne serait tué) Dès le départ de l’après-midi, chacun entendait dépasser le précédent, et l’allure fut si vive que les sentinelles, d’abord surprises, éclatèrent de rire à gorge déployée devant le spectacle, pourtant navrant, de ces gosses éperdus de panique courant à perdre haleine pour ne pas mourir… La fatigue, la faim et surtout la soif nous terrassèrent ; aussi, titubants, nous avions adopté une marche de somnambules… En huit jours, notre colonne arriva au nord de Dalat, après plus de 350 kilomètres parcourus avec un bol de riz et quelques petits poissons séchés ou quelques légumes par jour. Arrivés dans une vaste clairière, sur une colline au milieu des arbres des hauts plateaux, notre premier travail fut de clôturer avec des fils de fer barbelés un carré d’environ 300 mètres… Nous, les dangereux prisonniers, étions rassemblés par groupes de vingt sous des sortes de huttes aux parois légères et aux toits troués faits de fines lamelles entrelacées de roseaux fendus dans la longueur », raconte-t-il.
L’épopée de la colonne Alessandri
Pendant que des Français croupissent ainsi dans les cages de la Kempetaï, d’autres affrontent les rigueurs de la jungle et livrent des combats désespérés.
Dans le Tonkin, le Général Marcel Alessandri a décidé d’emmener des rescapés du 9 mars vers la Chine. La « colonne Alessandri » – ainsi rentrera-t-elle dans l’Histoire – résiste durant environ deux mois en se repliant : forte d’environ 5.700 hommes, dont 3.200 autochtones, elle doit affronter, outre le climat et les désertions de tirailleurs indigènes, le harcèlement des troupes japonaises, auxquels s’ajoute parfois l’hostilité des populations locales.
ien peu d’hommes arriveront à rejoindre la Chine, et une fois sur place, ils sont très mal reçus, aussi bien par les Chinois que par les Américains, qui conformément à la politique anticolonialiste de Roosevelt, refusent d’aider les Français d’Indochine.
« Les ordres du grand quartier général précisaient que les unités françaises ne devaient recevoir ni armes ni munitions. J’ai appliqué les ordres à la lettre, sans pouvoir me faire à l’idée que je laissais les Français se faire massacrer dans la jungle, tandis qu’on m’obligeait à ignorer officiellement leur sort », écrira Claire Lee Chennault, général d’aviation américain.
Ainsi, tout semble se retourner contre la France, en ce printemps 1945, en tout cas en Indochine, où l’héroïsme de ses soldats est vain. Et d’ailleurs, qui s’en soucie, à Paris, où depuis le 8 mai, on veut croire que la guerre est enfin finie.
Lepetitjournal.com – 16 mars 2025
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