Cambodge 1975 : Quand l’ambassade de France devient un camp de détention
Le 17 avril 1975, Phnom Penh tombe aux mains des Khmers Rouge. Commence un des pires génocides du XXème siècle. Un quart de la population cambodgienne sera massacrée ou mourra de faim, de maladies, de sévices. Près de 2000 occidentaux sont enfermés dans l’ambassade de France pendant un mois. L’un des derniers acteurs vivants de cette odyssée témoigne.
En abolissant la monnaie et en effaçant toute modernité, le Parti communiste du Kampuchéa, appelé plus couramment Angkar (« l’Organisation »), entend instaurer un communisme primitif, agraire. Angkar veut reconstruire l’Empire Khmer du passé, mythifié, fantasmé et ethniquement pur. Et pour ce faire, Angkar trace une voie sanguinaire jonchée d’un à deux millions de cadavres. Pour ce régime, les balles sont plus précieuses que les vies. Les victimes sont assassinées comme le sont les buffles, à coups de gourdin ou asphyxiées par un sac en plastique ficelé autour de leur tête.
Les Occidentaux ont un avant-goût de cette plongée en enfer. Près de deux mille d’entre eux sont enfermés dans l’Ambassade de France pendant un mois. La « purification » passe par isoler radicalement le Cambodge du reste de l’humanité en le « purgeant » de toute présence et de toute influence étrangère.
Frédéric Bénoliel est l’un des derniers témoins vivants, peut-être l’ultime, de cet épisode dramatique où après la prise Phnom Penh, le sort de deux milles expatriés est resté entièrement tributaire du bon vouloir de l’Angkar. Finir expulsés ou exécutés sommairement et disparaître dans des fosses communes ? Ces otages ne savaient absolument rien du sort que leur réservait l’Angkar et redoutaient à juste titre le pire.
Bénoliel raconte cette expérience traumatisante avec un détachement quasiment scientifique. Il a le ton d’un observateur des événements, des êtres qui l’ont entouré et de lui-même. Son récit résonne de cette conscience de l’absurdité du monde caractéristique de sa génération influencée par l’existentialisme d’Albert Camus.
Les premiers pas d’un jeune coopérant dans une ville assiégée
Fin décembre 1974, Bénoliel débarque à Phnom Penh. Il a 25 ans. Fraîchement diplômé, il a choisi la coopération pour effectuer son service militaire. Seul un poste d’enseignant en Droit international à la fac de Phnom Penh est disponible. Les responsables de la coopération lui déconseillent fermement d’accepter. Phnom Penh est encerclé par les Khmers rouges. Le régime de Lon Nol, mis en place en 1970 par les Américains après qu’ils ont détrôné le roi Sihanouk, est en pleine déliquescence.
Ce jeune juriste n’a rien d’une tête brûlée. Il est un curieux qui aspire à explorer le monde. Il se décrit, avec auto-dérision : « J’avais l’inconscience de la jeunesse qui se pense éternelle. Et son innocence. Quand je suis arrivé, des Français m’ont invité à un pot et m’ont servi un gin-tonic. Je ne savais pas que c’était alcoolisé. Comme il faisait horriblement chaud, je me suis enfilé à la chaîne ce que je croyais être une limonade pendant plusieurs jours. Je me sentais tellement mal que je suis allé consulter un docteur croyant ne pas supporter la chaleur. Quand le médecin a appris ma manière de m’hydrater, il m’a ordonné de cesser de boire ce breuvage et je me suis remis. »
Bénoliel débarque dans une ville assiégée, gonflée par un million de réfugiés fuyant l’avance des Khmers rouges. Les rues sont bondées de troupes, parcourues à toute allure par des camions militaires. Un fragile vernis de normalité est maintenu. Dans les bars, les entraineuses restent vêtues léger et maquillées lourdement. La communauté française, encore nombreuse, sacrifie au rituel des dîners entre expats.
Une étrange galerie de caractères peuple la piscine de l’hôtel Phnom, aujourd’hui le Raffles. Il y a une correspondante de guerre chaussée exclusivement de bottes de cavalier. Un vétéran de la Légion étrangère va faire le coup de feu entre deux brasses aux côtés de l’armée de Lon Nol et emmène parfois Bénoliel en première ligne. Celui-ci sympathise avec un ancien de la guerre d’Algérie venu combattre les Khmers rouges et qui ira, après la chute de Phnom Penh, se faire tuer dans les rangs des chrétiens phalangistes à Beyrouth.
Le danger est partout. Chaque soir, les Khmers rouges tirent des roquettes près de la fac de droit où il donne des cours car elle jouxte le palais présidentiel. « J’étais chargé d’enseigner le Droit international et le Droit de la paix pendant que les Khmères rouges bombardaient Phnom Penh. » dit-il en soulignant le paradoxe de sa situation. Les soldats de Lon Nol sont à cran. Un soir, sa voiture double un camion militaire. « Je ne saurais jamais pourquoi un soldat m’a tiré dessus. Était-ce l’acte intentionnel d’un homme exaspéré ou bien un cahot a fait partir le coup ? En tout cas, la balle me frôle et touche un cyclo-pousse à côté de moi. J’ai emmené le malheureux à l’hôpital Calmette. »
La ville se vide. Il remarque que ses étudiants n’apparaissent plus du jour au lendemain, que les volets des villas où il a été reçu restent fermés les unes après les autres. Ne demeurent plus que les étrangers mariés à des Cambodgiens ou à des Cambodgiennes qui n’ont plus d’autre pays. Et une poignée de soldats perdus, comme un Australien volontaire auprès des forces de Lon Nol.
Le Quai d’Orsay replie son personnel à l’étranger et propose d’évacuer les coopérants. Bénoliel refuse : « J’aurais eu l’impression de déserter ». L’ambiance est celle crépusculaire de la fin d’un monde. Des derniers résidents sombrent dans l’alcool, ou les drogues. Ou le déni de la réalité, ce qui revient au même. Les gens « dévissaient » dit-il.
Un silence de mort est tombé sur la ville
Ce qui se passe, le matin du 17 avril 1975, jour de l’entrée des Khmers rouges dans Phnom Penh le sidère encore. « Quand la population a appris que les dernières forces de Lon Nol capitulaient, Phnom Penh a été saisi de frénésie. Des drapeaux cambodgiens sont sortis aux fenêtres. Les passants s’embrassaient. Les militaires de l’ancien régime se dévêtaient de leur uniforme en pleine rue pour se fondre dans la foule des civils. La population était soulagée. Elle croyait à la fin de la guerre et qu’entre Cambodgiens on s’arrangerait. Les réfugiés qui avaient fui l’avance de l’Angkar avaient certes rapporté que partout où les communistes étaient arrivés, ils avaient commis des atrocités. Mais, on voulait espérer, dans le retour de la paix. Personnellement, j’avais de sérieux doutes. J’avais trop entendu d’histoires sur la brutalité des Khmers rouges pour me méfier d’eux. Mais, j’étais à cent lieues de deviner les horreurs qu’allait connaître le Cambodge ».
Puis, vers midi, soudainement l’allégresse s’efface. « Un silence de mort est tombé sur la ville. C’était exactement comme lorsque l’œil d’un typhon passe. Si j’emploie l’analogie du typhon, c’est parce que j’en ai fait l’expérience au Japon. C’est exactement ça : plus un bruit, une immobilité de pierre. Et on a vu les colonnes Khmers rouges entrer en file indienne derrière des blindés. Ils portaient des sortes d’uniformes noirs, un bandeau sur la tête et le krama, le foulard cambodgien traditionnel, autour du cou. Ils étaient très jeunes, presque des adolescents. Ils étaient hirsutes, marchaient pieds nus dans des sandales Ho Chi Minh fabriquées à partir de vieux pneus. La AK47 qui les armait paraissait exagérément grande par contraste avec leur petite taille. Leur physique frappait. Ils étaient très différents des citadins, plus ou moins sinisés, c’est-à-dire à la peau claire. Leur teint était tanné, presque noir, c’étaient des paysans des rizières, de l’ethnie khmère des origines. On aurait dit un autre peuple, venu d’un pays lointain. »
Dès le lendemain, les Khmers rouges forcent les habitants à quitter la ville. Des jeeps munies de haut-parleurs circulent et diffusent le message qu’un bombardement américain est imminent. L’exode commence. Comme il n’est pas assez rapide au goût de l’Angkar, les soldats entrent dans les maisons et en chassent les gens manu-militari.
La Croix rouge installe dans l’hôtel Phnom un centre de regroupement pour les étrangers. Une grande banderole marquée de la Croix rouge est tendue sur la façade. Les Khmers rouges pénètrent et poussent sans ménagement les réfugiés dehors, y compris les diplomates soviétiques malgré les protestations véhémentes de ces derniers. « Les Khmers rouges ont montré qu’ils n’en avaient rien à foutre de la Croix rouge, ni du droit international. Pékin soutenait les Khmers rouges et Pékin était en conflit ouvert avec Moscou. Donc l’URSS était dans le camp de l’ennemi, comme la France et tous les pays occidentaux ». Les expulsés sont cornaqués vers l’Ambassade de France, à l’époque le plus grand bâtiment diplomatique. Il était à la sortie de la ville.
Le pire était la soif
« On s’est retrouvés à peut-être à deux milles dans l’Ambassade. Je bénéficiais au titre de la coopération d’un appartement dans une annexe de l’Ambassade. C’était un logement pour quatre personnes, on s’est serré à 40 chez moi. » Il n’y a plus d’Ambassadeur, évacué avant la chute de Phnom Penh, ni de chargé d’affaires. Le représentant le plus haut placé de la République est un vice-consul. Les Khmers rouges ceinturent l’ambassade et verrouillent ses accès. A certains endroits, gardiens et prisonniers se font face à face par-dessus un grillage.
La nourriture est livrée au compte-goutte, irrégulièrement, seulement un peu de riz bouilli. Pendant un mois, c’est ce riz et les fleurs des frangipaniers de l’ambassade que mangent les détenus. « Le pire était le manque d’eau. Les Khmers rouges avaient coupé l’électricité. Les pompes ne marchaient plus. On a bu l’eau des climatiseurs mais ce peu d’eau a vite été épuisé. Les chasse d’eau ne se remplissaient plus. Imaginez la saleté des toilettes au bout de quelques jours ! » La nuit, l’obscurité est totale. Les gens dorment sur la pelouse ou sur le béton de la cour.
Aux conditions plus que sommaires de ce campement improvisé se greffe l’angoisse de ne strictement rien savoir de ce qui se passe. « On ne savait rien. L’ambassade était totalement coupée du monde, sans aucune liaison avec l’extérieur ». Ignorant de quoi sera fait le lendemain, les optimistes s’accrochent à l’espoir. D’autres convaincus de vivre leurs dernières heures sombrent dans le désespoir. L’ignorance « fait péter les plombs ».
Bénoliel, qui va ensuite passer l’essentiel de sa carrière dans l’industrie pharmaceutique, porte un regard quasiment médical sur ses compagnons d’infortune. « On pense généralement que ce sont les plus costauds physiquement qui s’en sortent le mieux et que les gringalets vont craquer les premiers. Mais c’est l’inverse qui se passe et celui qui paraissait le mieux apte à résister s’effondre alors qu’un apparemment fragile reste debout. » Un des occupants de son appartement est un prof de gym bien connu de Phnom Penh, un sportif puissamment musclé. « Un jour, on s’aperçoit qu’il s’est enfermé dans les toilettes. Il refuse d’ouvrir. On doit défoncer la porte. On découvre qu’il avait volé des boîtes de choucroute et qu’il s’empiffrait à pleine poignée. Il est sorti dégoulinant de choucroute, hagard, l’ombre de l’homme qu’il avait été. »
Un autre de ses « colocataires » forcés passe ses journées à taper frénétiquement à la machine. Convaincu de sa mort imminente, ce prof ne veut pas disparaître en laissant sa thèse de doctorat sur l’Antiquité romaine inachevée. L’obsession de rester propre emporte certaines raisons. Un homme sort en hurlant d’une salle de bains, le visage brûlé. Dépourvu de mousse à raser, il s’était servi de Décap’Four pour se raser.
Le moindre incident dégénère en tragédie
« Comment des gens normaux soumis à un stress très fort perdent toute retenue, tout contrôle d’eux-mêmes et comment les côtés les plus sombres, les mieux refoulés s’expriment ». Un jour, il entend deux Françaises mariées à des Cambodgiens évoquer leur destin. Aucune n’a de nouvelles de leurs époux. Elles sont accompagnées d’enfants. « Une dit qu’il est encore plus scandaleux que la France l’abandonne elle et ses enfants car ils sont plus français que ceux de l’autre femme parce qu’ils sont nés à Paris et à ce titre ils doivent être sauvés prioritairement. On voyait comment se créent des catégories pour s’arroger plus de droits à survivre que les autres. On revenait à des comportements déjà observés dans le passé, par exemple sous l’Occupation. »
Les nerfs sont à vif. Un vent de folie souffle. Le moindre incident dégénère en tragédie. Un matin, un fracas attire son attention. Un groupe est sur le point d’en venir aux mains. La cause de cette violente algarade : une truie et ses petits, arrivés on ne sait comment dans l’ambassade, ont disparu. On s’accuse mutuellement avec fureur d’avoir tué les animaux pour les manger en cachette quand inopinément la truie et ses porcelets réapparaissent.
Une bagarre éclate aussi à propos d’une cantine. Les réfugiés emportaient leurs affaires, les souvenirs de toute une vie qu’ils avaient pu sauver, souvent dans des cantines métalliques. Comme on ignore à qui appartient une de ces cantines, on l’ouvre. On découvre qu’elle est remplie de boîtes de lait concentré volées à la Croix Rouge que l’auteur de ce pillage comptait rapatrier en France.
Des Cambodgiens se sont mêlés aux expatriés. Le concept d’immunité diplomatique passe par-dessus la tête des Khmers rouges. Pour eux, les réfugiés sont les prisonniers de « l’Organisation ». Ils exigent aussitôt qu’on leur livre les Cambodgiens de nationalité étrangère ou non. La question divise l’ambassade. il y a ceux qui refusent l’ultimatum et il y a les disposés à sacrifier les Cambodgiens si cela évite des représailles. Il est probable que le vice-consul a brûlé les passeports français vierges au lieu de les distribuer, ce qui aurait pu sauver des vies peut-être. Peut-être ! Car les Khmers rouges ne reconnaissaient pas la nationalité étrangère de leurs frères de race. Finalement les Khmers rouges règlent la question en menaçant de faire sauter l’Ambassade et de tuer tout le monde. Les Cambodgiens se rendent.
L’ancien ministre Sirik Matak se livre également. Il avait dit, le 12 avril 1975 lorsque l’Ambassade des États-Unis proposait de l’exfiltrer : « Je ne peux, hélas, partir d’une façon aussi lâche. Je n’ai jamais pensé que vous puissiez abandonner un peuple qui avait choisi la liberté. J’ai fait l’erreur de vous [Les Américains NDLR] croire ». Il est vraisemblable qui a été exécuté le lendemain. Quelquefois, les Khmers rouges pénètrent dans l’Ambassade. Une sentinelle repère que des montres sont au poignet de prisonniers. Elle entre et les dépouille.
« Je voulais vraiment savoir si les Khmers rouges avaient pillé la ville »
Bénoliel perd la notion du temps. Il a l’impression que le siège de l’ambassade dure une éternité. « Je croyais fermement que cela allait très mal se terminer mais je n’ai pas sombré dans le désespoir. En fait, je m’étais résigné en me disant qu’après tout c’était de ma faute, que j’avais choisi de venir au Cambodge alors que je savais que c’était dangereux et qu’il n’y avait que moi à blâmer. On fait comme on peut pour se trouver une raison qui justifie sa mort. »
Les Khmers rouges continuent de vider Phnom Penh. On voyait les gens passer devant l’ambassade en direction de la campagne et, ce qu’on a su plus tard, vers la mort. Le 10 mai, les Khmers rouges vident l’hôpital Calmette. Et on voit les malades alités passer devant l’ambassade, les civières posées sur des pousse-pousses. Certains saluent d’un geste de la main l’ambassade.
« Je voulais vraiment savoir si les Khmers rouges avaient pillé la ville. Avec un copain médecin, nous nous sommes faufilés par une porte de derrière qui était mal surveillée. Nous nous sommes rendus dans une pagode connue pour les trésors qu’elle conservait. C’était environ à une vingtaine de minutes, peut-être une demi-heure, de marche. Les trésors étaient toujours là. Mais une maison sur trois avait été saccagée, meubles, affaires personnelles jetés dans la rue. Devant la banque nationale, des tonnes de billets jonchaient la chaussée.
Nous avons pris le chemin du retour quand une jeep de Khmers rouge nous a croisé. Nous avons fait semblant de ne pas les voir. Ils ont fait marche arrière et, sous la menace de leur AK 47, nous ont embarqué dans la jeep. Un garde pressait son arme sur ma tempe. Je ne pensais plus qu’à une chose : le coup pouvait partir à cause d’un cahot. J’étais insensible, je ne me rendais plus compte de rien. Je ne saurais dire combien de barrages nous avons passés, dix, vingt, trente, je ne sais pas mais ils étaient nombreux. Ce que je saisissais parfaitement était que le véhicule roulait dans une direction opposée à l’ambassade. Ce qui signifiait qu’ils allaient nous exécuter dans un fossé hors de la ville. Cela me laissait indifférent. J’étais enfermé dans ma bulle. A un moment, nous sommes tombés sur un barrage tenu par des femmes Khmers rouges. Il y a eu une sorte de discussion très animée à laquelle nous ne comprenions rien. Nos gardes qui nous réservaient visiblement un très mauvais sort ont fait demi-tour et nous ont ramenés à l’ambassade ».
Monter le dernier dans le dernier camion
Puis l’ordre d’évacuation est donné. Un premier convoi est constitué. Une vingtaine de camions. Les femmes et les enfants partent en premier. Les hommes monteront dans le convoi suivant. Il était convenu que les Khmers rouges transmettront un message indiquant que le convoi était arrivé sain et sauf en Thaïlande. Ce message n’est jamais arrivé. On ne sait donc pas dans l’ambassade si le convoi est arrivé à bon port ou s’il a disparu corps et âme quand s’organise le second convoi.
« J’ai choisi de monter le dernier dans le dernier camion du second convoi. Par bravade, j’avoue. » Les camions roulent à travers la campagne, empruntant, personne ne sait pourquoi des pistes au lieu des routes, en faisant des détours. Que le convoi s’éloigne de Phnom Penh rassure cependant Bénoliel : « Si les Khmers rouges voulaient nous liquider, ils l’auraient fait dans le voisinage de Phnom Penh. Cela n’avait pas de sens de nous emmener à Battambang pour nous liquider, même si je doutais qu’il y ait un quelconque sens dans la politique des Khmers rouges ». Les camions sont bâchés mais parfois le vent lève la toile ou en soulevant discrètement un coin, Bénoliel voit des cohortes de prisonniers faméliques, traités en esclaves dans les champs et visiblement martyrisés.
Sur la route, une jeune métisse sort de la jungle, courre derrière le camion, criant qu’elle est française et supplie qu’on l’évacue. Le camion roule lentement à cause des fondrières. La fuyarde s’accroche à la ridelle. « Le garde Khmer rouge lui tire une balle à bout portant en pleine tête » évoque Bénoliel avec ce ton sobrement factuel qu’il prend pour masquer ses émotions. Au terme de quatre jours éprouvants, le convoi atteint la frontière thaïlandaise et les bus sont organisés par les autorités françaises. « J’ai voulu partager cette expérience, la raconter et j’ai découvert que les gens refusaient d’y croire. On me rétorquait que je voulais passer pour un héros, que j’inventais pour salir les Khmers rouges par anticommunisme ».
Dans certains milieux, les Khmers rouges sont présentés en libérateurs. Un fameux journal du soir parisien titre « La libération de Phnom Penh ». L’article glorifiant les Khmers rouges révulse tellement des maris français de Cambodgiennes qui ont disparu entre leurs mains qu’ils veulent faire la peau à son auteur. Il faudra plusieurs années pour que l’opinion internationale ouvre les yeux sur l’ampleur du génocide commis par les Khmers rouges.
Retour à Phnom Penh le 17 avril 2025
Bénoliel est resté en Asie. Commencés en 1974 par le Cambodge, les pas de ce curieux s’égrènent à travers tout le versant oriental du monde. D’abord Taiwan et les Philippines. Puis le Vietnam. Premier Français à se réinstaller à Saïgon rebaptisé Ho Chi Minh Ville après la victoire communiste, il ouvre en 1979 la première co-entreprise occidentale, celle de Rhône-Poulenc avec une société d’État vietnamienne. Suivent, toujours dans le secteur pharmaceutique et des vaccins, l’Indonésie, le Japon. C’est dans l’archipel où ce voyageur impénitent a posé ses valises le plus longtemps. Enfin, l’Inde.
Le 17 avril 2025, il sera à Phnom Penh pour marquer le cinquantième anniversaire du début du cauchemar sanguinaire qu’a connu le Cambodge en compagnie d’un groupe d’amis. Puis il se rendra à Saigon le 30 avril, jour anniversaire de la défaite du régime sud-vietnamien pro-américain en 1975. Il a gardé une relation étroite avec le Cambodge, quasiment charnelle. Il a été décoré par le premier ministre Hun Sen lorsque ce dernier était en visite officielle à Tokyo. Hun Sen est l’homme fort mis en place par les Vietnamiens pour renverser le régime prochinois des Khmers rouges en 1978.
Quoi qu’on puisse penser des motivations d’Hanoï, à l’époque engagé dans un conflit ouvert qui dégénère en guerre des frontières avec Pékin, cette invasion a mis un terme dans les provinces conquises à la terreur de « Angkar ». Au début des années 2000, Bénoliel a contribué à rouvrir la faculté de pharmacie de Phnom Penh en réunissant 1 million de dollars levés auprès de deux grands laboratoires français. Il compte aller au-delà de la nostalgie. Cet actif qui n’a rien oublié tout en continuant d’avancer entend se démener durant ce voyage mémorial pour rester « utile et aider ».
Par Bruno Birolli – Asialyst – 3 Avril 2025
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