Kyaw Kyaw, l’histoire d’un punk au Myanmar
Direction Lausanne pour un voyage à Rangoun : c’est en Suisse que que nous avons rencontré le leader du groupe The Rebel Riot, qui a dû fuir son pays (ex-Birmanie) suite à la prise du pouvoir par les militaires.
Alors que le vol EK089 amorce sa descente vers l’Aéroport international de Genève, le 20 septembre 2024, un voyageur cramponné aux accoudoirs de son siège passe de l’excitation à l’abattement façon montagnes russes. Pantalon noir, veste en jean de la même couleur aux manches coupées ornée de clous, la gorge et les bras couverts de tatouages, il tranche parmi la masse des passager·ères de ce vol, principalement des touristes de retour de Bangkok et Dubaï. Son iroquoise aux pointes rouge cerise est sagement plaquée sur sa tête, l’heure n’est pas à la fête : Kyaw Thu Win, alias Kyaw Kyaw, le leader du groupe punk The Rebel Riot, a pris un aller simple pour rejoindre sa compagne en Suisse et fuir la répression qui sévit au Myanmar. Et il ne sait pas quand il reverra son pays ou les proches qu’il laisse derrière lui.
Avant même son départ, on avait été averti·e : le fondateur de The Rebel Riot quittait le pays, ce qui signifiait que les choses allaient encore plus mal qu’on ne le pensait au Myanmar. Le groupe incarne le punk à la sauce birmane : rébellion + compassion. Il était devenu au fil de la dernière décennie une curiosité sur la scène musicale internationale, mélange de bonne vieille provocation street punk, de cuir et résille crânement portés dans la touffeur de la mousson, de vocalises d’outre-tombe et d’activisme humanitaire : un collectif hybride, emblématique de l’ouverture du pays. Il fallait rencontrer Kyaw Kyaw pour qu’il rembobine cette histoire, celle d’une décennie d’espoir et de promesses fracassées. Direction Lausanne pour un voyage à Rangoun.
Au début des années 2010, le monde entier couve du regard l’avènement d’une démocratie au Myanmar, après des décennies de dictature militaire marxiste à tendance autarcique. Les investisseurs se ruent sur un eldorado aux ressources naturelles multiples et aux infrastructures déliquescentes ; les touristes, sur l’ultime frontière d’Asie, promesse d’un pays quasi vierge de leur présence. Pêle-mêle, Georges Soros, Barack Obama et Angelina Jolie défilent à Rangoun. Luc Besson y va de son mélo hagiographique, The Lady. Car le miracle en train de se produire a pour l’Occident un nom et un visage : celui d’Aung San Suu Kyi, fille d’un des pères de l’indépendance du pays et madone de la démocratie.
Étranglée par les embargos commerciaux, rincée par les multiples guérillas, la junte lâche du lest et libère la lauréate du prix Nobel de la paix 1991 assignée à résidence. Elle est élue députée en 2012, puis son parti La Ligue nationale pour la démocratie (LND) gagne par KO les élections législatives de 2015. Les embargos commerciaux sont levés, des milliards de dollars d’aide se déversent sur le pays comme pour rattraper le temps perdu.
Pour Thant Myint-U, historien, écrivain et acteur de premier plan de cette période en mouvement, le Myanmar ressemble à cette époque à “certaines parties de l’Europe et de l’Amérique du Nord au XIXe siècle, un mélange fébrile de nouvelles libertés et de nouveaux nationalismes, de capitalisme sans entraves, d’argent frais et de pauvreté nouvelle, de villes à croissance rapide et de bidonvilles, de gouvernements élus, de peuples exclus et de guerres frontalières brutales – un miroir du passé, mais dynamisé par Facebook…” (The Hidden History of Burma, W. W. Norton, 2019).
Une éruption de colère
C’est aussi une période d’exaltation et de libération de la parole sans précédent, que Kyaw Kyaw nomme la “democrazy”. Le curseur de ce qui peut être dit ou fait bouge sans cesse, chacun ·e essaie d’anticiper la nouvelle norme en train de s’établir. Pour beaucoup d’artistes, cela peut se résumer à : jusqu’où peut-on aller trop loin ? C’est le cas du poète et trublion Maung Saungkha, qui publie en 2015 un texte nommé Image, où il affirme avoir un portrait du président tatoué sur le sexe, ce qui dégoûte sa compagne. Tout Rangoun s’étrangle de rire, mais un policier porte plainte au nom du président et le sizain coûtera quand même six mois d’emprisonnement au jeune provocateur. Kyaw Kyaw n’avait de son côté pas attendu ce moment propice pour fonder son groupe, The Rebel Riot.
L’impulsion en avait été la répression des grandes manifestations de 2007, causées par l’augmentation brutale de plusieurs sources d’énergie : essence, diesel, gaz. À la population s’étaient joints des milliers de bonzes, donnant au soulèvement le nom de Révolution safran, de la couleur de leur robe. Mais la junte alors au pouvoir avait multiplié arrestations et descentes dans les monastères prodémocratie, et tiré sur les manifestant·es, faisant plusieurs morts.
De ces événements, le jeune Kyaw conçoit une monstre colère qu’il ne peut plus garder pour lui. Mais pourquoi le punk ? Il avait découvert quelques années plus tôt des vidéos de Sex Pistols sur un étal au marché noir vendant essentiellement des vidéos pornos. Le choc avait été total. “Je ne pensais pas que la musique pouvait exprimer des émotions avec cette force et cette radicalité”, se souvient-il encore. Cette éruption de colère n’est, de son propre aveu, pas vraiment accompagnée d’une réflexion politique. C’est l’expression de la haine de la junte qui tire indifféremment sur celles et ceux qui s’opposent à elle.
Au moment de la formation du groupe, la communauté punk compte à peine 200 membres à Rangoun. La vie est compliquée, au jour le jour, en butte à l’hostilité de tout ce qui porte un uniforme mais aussi des petites frappes du coin de la rue. Pour pousser les murs et ne pas se laisser isoler, Kyaw Kyaw, en bon enfant des réseaux sociaux, se constitue – à force de likes et de messages – une communauté à l’international, touchée par ces punks tropicaux qui brandissent bien haut leur majeur face aux généraux.
Philosophie et méditation
Après 2010 et l’ouverture du pays, plusieurs membres de cette communauté débarquent à Rangoun, où tous ne seront pas bien reçus : “Certains me donnaient l’impression de venir visiter des animaux au zoo”, explique Kyaw Kyaw. Cedric Arnold, photographe et vidéaste franco-britannique résidant à Bangkok n’est, lui, pas trop mal reçu : il déambule avec la tapageuse équipe, squatte les trottoirs, grimpe avec eux sur les rooftops de Rangoun. Le reportage qu’il en tire est publié par Newsweek en 2012, l’une de ses photos en fait même la une. “Imagine, un punk birman en couverture de Newsweek ! Je crois bien que c’est ce qui a achevé le magazine !”, se marre encore Kyaw Kyaw. Newsweek abandonne effectivement son édition papier et passe temporairement en tout-numérique la même année.
En 2015 suivra le documentaire My Buddha Is Punk, d’Andreas Hartmann, où est abordé ce qui fait la singularité de la “voie” The Rebel Riot développée par son leader et qui tient en deux mots : punk et bouddhisme. “Pour moi, nous avons deux combats à mener, commente Kyaw Kyaw. Le premier, c’est le monde matériel, où nous sommes témoins de la cruauté de la classe dirigeante, de la corruption, de l’oppression, de la répression des dissidents, du terrorisme et de la lutte pour le pain. L’autre lutte est d’ordre spirituel ou mental, quand nous sommes confrontés à la colère, à la jalousie, à la haine.”
La philosophie et la méditation, oui, le dogme, non. Sa filiation n’est pas à chercher du côté du Sangha (la communauté des moines), mais plutôt de celui des frondeur·ses comme le bonze Vénérable Nyar Na, pour qui l’objectif ultime du bouddhisme n’est pas l’illumination mais la place de l’individu éclairé dans la société, à l’aune de son engagement pour la chose commune, son altruisme… Il ira jusqu’à rejeter la robe safran pour en adopter une couleur bleu ciel et affirmer pratiquer sa propre lecture du bouddhisme. Une telle audace lui fera connaître la prison, dont il a été libéré aujourd’hui, vivant sous les radars des autorités.
“C’est un punk qui porte la robe de moine, dit de lui Kyaw Kyaw, et je suis peut-être un moine habillé en punk.” Punk et bouddhisme sont pour lui à l’identique : une voie, une philosophie de vie partageant le même ADN, celui du do it yourself. Et de dégainer sa citation favorite de l’Éveillé : “Ne crois pas à ce que dit ton père, ni à ce que dit ta mère, ne crois pas à ce que dit ton enseignant. Je suis le Bouddha et ne crois pas non plus à ce que je te dis. Pense par toi-même !”
Les “Charity punks”
Les Rebel Riot s’emparent de cette injonction et leur pensée forme une action : DIY toujours ! Ils créent, entre Sule Pagoda (l’un des lieux les plus sacrés de la ville) et Yangon Central (la gare historique) une plateforme informelle nommée Common Street, où se rencontrent punks et activistes et où l’on trouve fanzines, T-shirts sérigraphiés ou simplement du whisky à la nuit tombée. Lors d’une tournée en Indonésie en 2013, le groupe rencontre les activistes de l’ONG Food Not Bombs, qui distribue à travers le monde des repas aux plus nécessiteux·ses. The Rebel Riot décide d’ouvrir une antenne de manière indépendante dès son retour au Myanmar.
De l’aveu de Kyaw Kyaw, les débuts sont laborieux : “Nous avions décidé de financer les premiers repas en nous passant d’alcool pendant une semaine… Quand nous sommes arrivés très fiers à un point de distribution où nous avions identifié des familles vivant dans la rue, celles-ci ont déguerpi lorsque nous nous sommes approchés pour distribuer les repas. Elles ont cru que les punks venaient les racketter ! Il a fallu passer par des discussions, expliquer qui nous étions, se faire accepter…”
L’initiative fonctionne, recrute des bénévoles et donateur·rices individuel·les, se politise en distribuant des repas aux étudiant·es qui manifestent contre la réforme de l’éducation en 2014 et touche un très large public lorsque le delta de Irrawaddy se trouve submergé par les eaux en 2015, causant plus de 100 morts et entre 200 000 et 300 000 déplacé·es. L’action de Food Not Bombs Rangoun est remarquée par les médias nationaux qui baptisent le collectif les “charity punks”. “Solidarity, not charity”, répondront ceux-ci du tac au tac…
La deuxième moitié de la décennie voit la belle histoire d’une démocratie en construction se fissurer : les Birman es les plus progressistes et les bailleurs internationaux ne comprennent pas le déni d’Aung San Suu Kyi dans la crise qui touche la minorité des Rohingyas, vivant dans l’État d’Arakan, et son lot de massacres qu’elle semble légitimer par ses silences. L’icône est déchue sur la scène internationale, même si elle reste dans le cœur de la majorité des Birman·es.
La chute n’en sera que plus dure. Le 1er février 2021, c’est l’enterrement de la démocratie au Myanmar. Le président Win Myint et Aung San Suu Kyi sont arrêté es, le chef de l’armée Min Aung Hlaing proclame l’état d’urgence et dissout le Parlement. Dans le pays et à l’étranger, la sidération est totale. La population descend dans la rue, trois doigts levés comme dans la série Hunger Games, signe de contestation pacifique adopté en Thaïlande en 2014 après un coup d’État. L’armée fait ce qu’elle sait faire, dans son habituelle stratégie contre-insurrectionnelle : tirer dans le tas. “Ils ont très concrètement mis en application sur nous ce qu’on disait d’eux : si tu veux changer le système, vise la tête.”
Prendre les armes ou partir
Ce coup-là n’est pas un coup comme un autre, il va entraîner une telle colère, un tel dégoût contre la junte que beaucoup de jeunes urbain·es ne croient plus parvenir à quoi que ce soit en manifestant, en écrivant des textes ou en les chantant. Alors ils et elles prennent les armes comme Zarni, le batteur des Rebel Riot et tatoueur surdoué qui a rejoint la Karenni Nationalities Defence Force (KNDF).
“Je me suis rebellé de diverses manières contre ce régime fasciste. Quelques mois après le coup de 2021, j’ai décidé après avoir bien réfléchi de rejoindre la lutte armée. La KNDF est une armée multiethnique, et jeune. J’y ai rencontré toutes sortes de gens, dont beaucoup excellaient dans un domaine avant de prendre les armes”, témoigne-t-il depuis sa base quelque part dans l’État de Kayin (ou État Karen).
Kyaw Kyaw, resté à Rangoun, organise quelques flash protests, trois doigts levés, avant de disparaître dans la nature. Mais la pression, la peur d’une descente nocturne, les fantômes des ami ·es dont il est sans nouvelles, les coupures d’électricité érodent sa combativité et minent son moral. Il part rejoindre sa compagne Nadia, enseignante et travailleuse sociale, à Lausanne, dont elle est originaire.
Une nouvelle vie commence. Pleine de perplexité et de questions étranges de type “comment fait-on pour vivre dans une des villes les plus opulentes et ordonnées d’Europe lorsqu’on vient de l’une des villes les plus chaotiques et pauvres d’Asie ?” La Suisse, c’est le grand écart absolu. La sûreté des rues ne le réconforte pas : “Dès que je vois un gyrophare, j’ai envie de courir me cacher dans une entrée d’immeuble.” Il y a aussi, plus insidieux, la tension entre devoir faire sa vie ici et ne pas oublier celles et ceux qui sont resté·es.
“J’ai l’esprit au Myanmar chaque seconde de ma vie, éveillé ou endormi.” Kyaw Kyaw se met au français, ses progrès sont rapides. Ce soir-là, il échange avec chaque personne croisée dans les rues ou au Cylure, le bar à bières alternatif de la ville, expliquant à des Suisses médusé es, agrippé es à leur pinte, comment les militaires ont fracassé la tête d’enfants dans un village soutenant la rébellion, une semaine plus tôt. Des discussions hantées, comme les photos de la série Accidents/Premeditated or Not de Daido Moriyama qu’on ira voir le lendemain à Photo Élysée, ces images are, bure, boke (“granuleuses et floues”, en japonais) devant lesquelles Kyaw fera de longues pauses concentrées.
Les réseaux sociaux restent un cordon qui le relie au Myanmar. Il y a la méditation, son équilibre. Et puis sa conviction qu’il faut entretenir la voix qui raconte et redit le destin de ce pays lointain pour ne pas qu’on l’oublie. C’est pour cette raison qu’il sera présent avec une poignée de Birman ·es et d’activistes deux semaines plus tard, dans le centre de Lausanne, pour marquer les 4 ans du coup d’État, les trois doigts brandis, un pâle sourire et une pancarte en forme de profession de foi : “Myanmar Never Silenced.”
Par Stéphane Damant – Les Inrockuptibles – 7 avril 2025
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