Au Cambodge, un « cercueil » de Pol Pot soulève les complexités de la mémoire
Une structure en forme de « cercueil » au-dessus du site où a été incinéré Pol Pot à Anlong Veng, dans le nord-ouest du Cambodge, se dresse comme le témoignage des deux millions de morts sous son règne génocidaire.
Le site offre une fenêtre unique sur les complexités de la mémoire et de la réconciliation, à l’approche du cinquantième anniversaire de la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges jeudi.
Les Khmers rouges ont remis le calendrier à « l’année zéro » et ont entamé un brutal règne de terreur, vidant la capitale et envoyant sa population dans des camps de travail à la campagne, à la recherche d’une société paysanne idéale, libérée de l’argent, des classes et de la religion.
Déposé par des luttes intestines et jugé lors d’un simulacre de procès par ses anciens camarades, Pol Pot est mort en 1998.
L’un des plus grands meurtriers du 20e siècle a été incinéré sur un tas de pneus, dans un village reculé des monts Dangrek, à 400 mètres de la frontière thaïlandaise, où il a vécu dans la clandestinité les dernières années de sa vie.
La nouvelle structure d’acier et de plastique, installée en mai 2024, doit permettre de protéger le site du soleil et des intempéries tropicales, selon le Centre de documentation du Cambodge (DC-CAM) qui a piloté le projet.
Pour Youk Chhang, directeur de l’ONG, le Cambodge est l’un des seuls pays au monde qui « conserve la tombe d’un meurtrier comme Pol Pot ».
Il faut protéger le site « non pas parce qu’on aime Pol Pot, mais parce que c’est une preuve. S’il disparaît, les jeunes n’auront plus rien pour croire à son existence », assure-t-il.
DC-CAM a fait appel à deux étudiants en architecture de Phnom Penh.
Le toit en forme de cercueil repose sur des poutres en acier rouillé qui évoque la nocivité des Khmers rouges, explique Chhoeun Vannet, l’un des concepteurs.
– « Pas un si mauvais gars » –
Au Cambodge, les sujets mémoriels les plus sensibles ont tendance à prendre la poussière, au nom de la politique de réconciliation à tout prix initiée par l’ex-Premier ministre Hun Sen, un ancien Khmer rouge repenti, qui tend à dissuader toute revue profonde du passé, selon les chercheurs.
Les Khmers rouges ont capturé Phnom Penh le 17 avril 1975.
Sous le joug de Pol Pot entre 1975 et 1979, deux millions de Cambodgiens, soit un quart de la population de l’époque, sont morts d’épuisement, de faim, de maladie, sous la torture ou au gré des exécutions.
L’architecte en chef de la terreur, mort sans avoir été jugé par une cour internationale ou cambodgienne, conserve du soutien auprès de ses ex-soldats, qui se comptent par milliers dans le district d’Anlong Veng où il repose. Des survivants qui affirment, eux, ne plus y penser.
« Il n’était pas un si mauvais gars que ça. Je ne pense pas qu’il ait tué des gens, mais chacun peut avoir son opinion », déclare Peanh Poeun, 65 ans.
« Je n’ai pas de regrets. J’ai suivi les ordres », assure lui Phong Heang, 72 ans, qui a perdu ses deux jambes à cause d’une mine en 1984.
« Je veux enterrer le passé », dit celui qui se présente comme un ancien soldat de Pol Pot.
– Un travail mémoriel sans fin –
Dans la maison de l’ancien commandant Ta Mok, Sout Vichet, 26 ans, explique à un groupe de lycéens les crimes commis par les Khmers rouges, dans le cadre d’une visite organisée par un programme de DC-CAM dédié à Anlong Veng.
Lui-même est un fils et petit-fils de soldat khmer rouge.
« Le travail de réconciliation et d’enseignement de l’histoire est sans fin. Nous allons continuer pour toujours parce qu’on évite les guerres et les génocides en apprenant du passé », affirme-t-il.
« Le passé, c’est derrière nous. Je pense plutôt au présent et au futur », insiste Prom Srey Den, 15 ans, qui a aussi deux grands-parents khmers rouges, et rêve d’émigrer aux Etats-Unis. D’autres ont le courage d’affronter leur passé.
Devant le lieu, deux cages pour chiens rappellent au visiteur la brutalité de l’ancien lieutenant de « Frère numéro Un », qui avait l’habitude d’y emprisonner ses ennemis.
Sur les réseaux sociaux, certains accusent le site de glorifier Pol Pot qui avait banni la religion, et donc privé ses victimes de rites funéraires bouddhiques, primordiaux dans la culture locale. Des accusations que les concepteurs de l’endroit rejettent.
Le recours à du plastique transparent, qui permet de voir le ciel depuis la tombe, est destiné « à dire à Pol Pot que ce monde est si vaste que lorsque nous levons les yeux, nous voyons un monde grand et beau », se défend Chhoeun Vannet.
Aujourd’hui, les visiteurs du village viennent surtout pour traverser la frontière, ou pour le casino à plusieurs étages qui a ouvert à 100 mètres de la tombe, faisant de l’ombre à celui qui promouvait une société sans argent.
Agence France Presse – 14 avril 2025
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