50 ans du génocide cambodgien : « Les premiers jours, 2 millions de personnes ont été chassées »
Il y a cinquante ans débutait au Cambodge le régime génocidaire des Khmers rouges. Dans quelles circonstances ? Comment fut-il perçu en France ? L’éclairage de Jean-François Bouvet.
Jean-François Bouvet connaît bien le Cambodge. Notamment cette période charnière entre 1970 et 1975 où le pays a progressivement basculé dans le chaos et l’horreur génocidaire. Il lui a consacré, en 2018, un ouvrage singulier, Havre de guerre, Phnom Penh, Cambodge (Fayard), récit sur les correspondants de guerre européens et américains dont il retrace le travail, les habitudes, dont il décrit aussi les repaires hôteliers, tel le Royal au sein de la capitale.
Ce 17 avril, il y a 50 ans que les Khmers rouges, au bout d’un long travail de sape, se sont emparés de cette ville, et bientôt de tout le Cambodge, treize jours avant que les Américains ne quittent définitivement le Vietnam voisin. Si ce dernier événement a été plus largement raconté, les prémices de l’arrivée des Khmers rouges, leurs alliés, leurs mobiles, leur idéologie, la manière aussi dont leur victoire fut perçue en France, sont bien plus méconnues.
Le Point : Qui sont ces Khmers rouges qui prennent le pouvoir le 17 avril 1975 ?
Jean-François Bouvet : Les Khmers constituent l’ethnie dominante du Cambodge. Le terme de Khmers rouges est dû au prince Norodom Sihanouk qui désigne ainsi, dès les années 1960, les communistes du pays. On pourrait qualifier ce mouvement d’ultra-maoïste radical : Pol Pot, qui se rend à Pékin en 1965-1966, est inspiré par le Grand Bond en avant de 1958, suivi par la Révolution culturelle de 1966. Il fait sienne la doctrine selon laquelle la révolution doit venir d’en bas. Les Khmers rouges vont diviser la population en trois catégories : le peuple ancien, celui des campagnes, préservé de la contamination bourgeoise, le peuple nouveau, urbain et corrompu, qu’il faut purifier, voire éradiquer s’il résiste, il y a enfin les déchus, les fonctionnaires et officiers ayant servi la République khmère entre 1970 et 1975, qui seront éliminés.
La doctrine khmère rouge repose aussi sur une pureté nationaliste, voire xénophobe et raciste, qui conduira à l’élimination des Vietnamiens du Cambodge, ainsi que des musulmans Chams. Elle est l’expression d’un pays jadis bien plus étendu, pris en tenaille entre la Thaïlande à l’ouest et le Vietnam à l’est ; c’est cette vision obsidionale qui, dès les premières années, conduira ce pouvoir à agresser militairement le puissant Vietnam réunifié, avant de subir une écrasante défaite en janvier 1979. Même au pouvoir, Pol Pot demeurera longtemps auréolé de mystère (on parle de l’Angkar, l’Organisation). Secret et pureté (peur de la contamination étrangère) sont les piliers des Khmers rouges, résume l’historienne Soko Phay.
Quels sont les appuis des Khmers rouges ?
La Chine soutient politiquement et militairement les Khmers rouges, en particulier après la chute de Phnom Penh, où elle envoie dès les premiers jours des conseillers politiques. Une partie des dirigeants khmers rouges a été formée en France. Plus que de Pol Pot qui y a reçu une formation en radioélectricité, parlons de Khieu Samphan, l’un des principaux idéologues du régime, qui a soutenu à Paris une thèse en économie, prônant l’autarcie complète du Cambodge. Dans les années 1960, cet ex-protectorat français, devenu indépendant en 1953, jouit d’une certaine prospérité. Il est dirigé par Norodom Sihanouk, installé par Paris comme souverain avant de devenir chef de l’État, à la tête d’un régime démocratique très autoritaire.
Vis-à-vis de la guerre du Vietnam voisine, Sihanouk parvient jusqu’en 1970 à tenir un non-alignement que va faire voler en éclats le passage sur le territoire cambodgien de la piste Ho Chi Minh utilisée par les Nord-Vietnamiens pour ravitailler leurs frères communistes du Vietcong au sud. Sihanouk est alors renversé pour s’être montré trop tolérant envers les Vietnamiens, remplacé par une République dirigée par Lon Nol soutenu par les USA. Les Américains bombardent la piste et pénètrent en 1970 au Cambodge pour y éliminer les sanctuaires vietcongs. Par un effet de domino, les Vietnamiens vont alors renforcer leur présence dans le pays en faisant alliance avec les Khmers rouges pour se débarrasser de Lon Nol et des Américains. Les Khmers rouges occupent alors rapidement les campagnes, mais sans parvenir à conquérir les villes.
Le Cambodge va devenir pour trois ans, huit mois, vingt jours un gigantesque camp de travail à ciel ouvert.
Qu’est-ce qui provoque la chute du régime républicain de Lon Nol en 1975 ?
L’arrêt en 1973 des bombardements aériens américains sur les forces communistes au Cambodge est un coup dur pour la République khmère, dont l’armée est gangrenée par la corruption de nombre de ses officiers. À la fin de l’offensive khmère rouge de la saison sèche, en avril 1975, la motivation est au plus bas : la facilité avec laquelle les rebelles investissent Phnom Penh en témoigne. Les premiers à investir la capitale au matin du 17 avril ne sont pas des Khmers rouges : ce sont des étudiants du Mouvement national, qui profitent de la vacance du pouvoir. Très vite, les soldats fraternisent avec ces rebelles peu agressifs, en brandissant le drapeau blanc. Cet étrange quiproquo donne une image rassurante des Khmers rouges, lesquels – les vrais – arrivent un peu plus tard. Et le ton change.
Avec leurs véhicules munis de haut-parleurs, ils sillonnent la capitale en prétendant que les Américains vont la bombarder et qu’il faut l’évacuer pour trois jours. Imaginez : 700 000 habitants plus 1,3 million de réfugiés. C’est un piège. Dès les premiers jours, les Khmers rouges chassent ces 2 millions de personnes. Ils déportent dans les campagnes une population dont ils sont incapables d’assurer l’approvisionnement. D’où un exode hallucinant, même les blessés sont poussés le long des avenues sur leurs lits d’hôpital. Les villes moyennes subiront le même sort, car c’est la ville en tant que telle, berceau de tous les vices, qui doit être purgée. Le Cambodge va devenir pour trois ans, huit mois, vingt jours un gigantesque camp de travail à ciel ouvert.
Comment cette prise de Phnom Penh est-elle relayée par les médias français ?
Le Figaro, d’abord factuel, perçoit vite l’horreur du régime et dénonce les massacres. Le Monde, seul journal français à avoir, avec l’AFP, un correspondant à Phnom Penh, minimise, en la personne de Patrice De Beer, les premiers témoignages de tueries. Le jeune journaliste distille une vision angélique des Khmers rouges, arguant qu’on ne peut juger cette révolution balbutiante sur ces débuts. Le desk Asie du Monde est dirigé par Jacques Decornoy, homme brillant mais influencé par l’image policée qu’offre la représentation parisienne des Khmers rouges, très lié aussi à Noam Chomsky qui qualifiera l’élimination de 1,7 million de personnes de « génocide éclairé ».
Le Monde initie son mea culpa en février 1976, avec deux articles du missionnaire François Ponchaud, qui a su décrypter la dialectique de la radio des Khmers rouges. Sous le titre « Cambodge, neuf mois après », tout est dit de la triste réalité. Deux mois plus tard, le rédacteur en chef André Fontaine lui emboîte le pas. Au Nouvel Observateur, Jean Lacouture fait preuve de cécité : le transfert de 2 millions de personnes sera qualifié sous sa plume « d’audacieuse transfusion de peuples ». Il reconnaîtra ses erreurs. Le 18 avril, lendemain de la chute de la capitale, Libération titre « Sept jours de fête pour une libération ». Très vite, un journaliste d’inspiration maoïste, Patrick Ruel, alias Patrick Sabatier, s’enflamme pour cette révolution venue du peuple. Ruel finira par s’excuser de son aveuglement. Quant à L’Humanité, tant que les Khmers rouges n’attaquent pas le Vietnam soutenu par l’URSS, tout va bien ; mais l’exacerbation des tensions à partir de 1977 incite le journal communiste à condamner le régime de Pol Pot.
Le 17 avril a-t-il été ou est-il un jour commémoré ?
Au Cambodge, le 17 avril est d’abord marqué par les fêtes du Nouvel An khmer. La chute de Phnom Penh est surtout commémorée dans la diaspora. Hun Sen, l’homme fort du Cambodge entre 1985 et 2023, est un ancien Khmer rouge ; il n’a guère incité à cette commémoration. Une autre date, le 20 mai, a été retenue comme Jour de la mémoire, sur le mode de la déploration des victimes. Mais c’est l’anniversaire de la chute du régime Khmers rouges, le 7 janvier 1979, qui est devenu jour férié.
Aujourd’hui, où 70 % de la population a moins de 25 ans, cette période figure au programme des lycées, le centre de torture S-21 est visité par la jeune génération, les archives des Khmers rouges et de leurs procès sont largement mises à disposition. Le virage a été amorcé en 2006 avec la mise en place du Tribunal international ; parmi les trois condamnés à perpétuité, seul Khieu Samphan est encore en vie. Signe des temps, le dernier film de Rithy Panh, Rendez-vous avec Pol Pot, a connu un large succès auquel les nombreux likes sur TikTok ne sont pas étrangers.
Par François-Guillaume Lorrain – Le Point – 17 avril 2025
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